UTILISER LES MOTS ET NON LES GROS MOTS

Une expérience de théâtre avec des enfants, en collaboration avec le mouvement ATD Quart-Monde

Francis Marques est à l'origine d'un partenariat entre l'Académie Internationale de Théâtre pour Enfants et le Mouvement ATD Quart Monde à Noisy-le-Grand en Seine Saint Denis. Depuis 1999, il anime des ateliers de théâtre pour enfants. Une expérience qui conjugue théâtre, épanouissement personnel et apprentissage du vivre ensemble. Propos recueillis par Claire Fabre.

par Francis Marques

Francis Marques, membre du Théâtre de l'Arc en Ciel, est animateur et formateur en expression théâtrale pour enfants et pour adultes.

Le centre de promotion familiale animé par le mouvement ATD Quart Monde à Noisy-le-Grand, en région parisienne, accueille des familles en situation de grande pauvreté qui cumulent depuis des années un ensemble de précarités (logement, revenus, travail, santé...). L'objectif de cet accueil est d'accompagner ces familles pour qu'elles reconquièrent et exercent leurs droits fondamentaux afin de pouvoir assumer pleinement leurs responsabilités.

Les ateliers théâtre s'adressent chaque année en moyenne à trente enfants. Ils proposent un parcours culturel progressif, chemin de relations avec les autres, d'effort et de réussite.

À partir de six ans les enfants peuvent s'initier à l'expression théâtrale. Après neuf ans, ils participent aux ateliers hebdomadaires de la troupe de l'Oiseau bleu : chaque été plusieurs d'entre eux, les plus intéressés par le théâtre, participent à l'Académie Internationale de Théâtre pour Enfants avec d'autres enfants de tous les milieux sociaux.

Pour ATD Quart Monde, les droits culturels sont le levier qui permet aux personnes de prendre en main la rĂ©alisation de leurs autres droits, parce que toute culture est lien, rĂ©conciliation avec soi-mĂŞme et avec autrui. Ainsi s'exprime Joseph Wresinski, fondateur d'ATD Quart Monde, lors du colloque « Culture et pauvretĂ©s » en 1985 :

« Il ne s'agit pas du tout de « distribuer de la culture »(...). Il s'agit avant toute chose de permettre Ă  toute une population de se savoir sujet de culture, homme de culture. MenĂ©e en ce sens, l'action culturelle permet de poser la question de l'exclusion humaine d'une manière plus radicale que ne le fait l'accès au droit au logement, au travail, aux ressources ou Ă  la santĂ©. On pourrait penser que l'accès Ă  ces autres droits devient inĂ©luctable lorsque le droit Ă  la culture est reconnu.  »

Francis Marques a vécu, jeune, l'aventure d'un spectacle d'expression populaire au Creusot. Là, il a expérimenté que le théâtre pouvait être un outil privilégié de mise en relation des personnes, susceptible d'abaisser les cloisons entre classes sociales. Le théâtre ouvre la porte à des relations en vérité entre des enfants de milieux très différents.

Lorsqu'il a commencé le travail à Noisy le Grand avec les enfants, après un première session pilote d'une semaine, la nécessité d'un travail hebdomadaire dans la durée s'est imposée. La première année, les enfants testent sa détermination, ce qui requiert de sa part disponibilité, accueil, patience, détermination et exigence. Face aux réactions parfois violentes, il faut établir des règles précises. Sûr que les enfants avaient quelque chose à dire, mais ne savaient pas comment le dire, il persévère. Il gagne petit à petit la confiance des enfants et des parents tout en prenant autorité.

Au début, capter l'attention des enfants, canaliser leur grande agitation lui demande une grande énergie intérieure. Progressivement, la paix grandit avec la confiance. Les enfants eux-mêmes sont surpris de voir qu'il est possible d'établir un climat de paix, d'écoute, d'abord l'espace de quelques secondes, puis davantage.

La deuxième année, Francis est accepté et respecté dans la cité : il peut dès lors imposer des règles plus précises, faire appel à la conscience des enfants, à leur capacité de choisir : la violence verbale ou physique n'est plus tolérée dans la salle. Celui qui y recourt doit sortir.

Le travail théâtral est exigeant et formateur, il se répercute sur la vie quotidienne. Les enfants sont éduqués par leurs personnages, qui les font réfléchir sur leurs comportements, les font prendre conscience de leurs limites.

Ils découvrent le langage de l'émotion qui les place dans l'espace de la vie intérieure. Cela requiert un travail d'échauffement physique et intérieur pour arriver à trouver une rivière paisible au fond d'eux-mêmes. Ils découvrent un registre totalement différent de la cité au sein de laquelle règne un climat d'insécurité, de concurrence et de conflit, où il faut se battre pour exister. La violence n'est plus alors vécue comme une fatalité. Ils se surprennent à exercer avec succès leur mémoire pour apprendre leur rôle, à dépasser leur peur. Ils sont fiers de montrer le fruit de leur travail à leurs parents, leurs copains.

« Les enfants portent un trĂ©sor, termine Francis. Ils sont blessĂ©s par une vie matĂ©rielle pauvre. Mais par le théâtre, ils rĂ©alisent qu'il y a quelque chose de plus prĂ©cieux, c'est d'apprendre Ă  exister, dĂ©couvrir qu'ils sont sujets de leur histoire, qu'ils ont un rĂ´le unique Ă  jouer que personne d'autre ne pourra endosser ». Pour conclure, laissons la parole aux enfants : « Au théâtre, je suis dans mon personnage, ce n'est plus Aldric. Je change de prĂ©nom, de vie, de tout. On apprend un texte, on le joue, sans faire les imbĂ©ciles.  » « Le personnage de la bĂŞte (dans la pièce : La Belle et la BĂŞte), que je joue, n'est pas mĂ©chant, il est triste parce qu'il est seul. A la fin, il a le courage de dire Ă  la fille qu'il l'aime. Je ne sais pas si j'aurais ce mĂŞme courage. » « En faisant du théâtre, ça m'aide. C'est comme une petite morale. J'ai dĂ©couvert qu'il n'y a pas que le physique qui compte, et aussi Ă  ne pas ĂŞtre trop jalouse.  » « La chose la plus importante au théâtre, c'est qu'on s'entende bien dans le groupe. Sinon, on ne peut pas travailler.  » « Le théâtre m'a donnĂ© une autre façon de m'exprimer. Maintenant, j'utilise des mots au lieu d'embĂŞter toujours les gens... J'utilise les mots et moins les gros mots.  » « Mes copines me disaient que je n'arriverai pas parce que je n'ai pas de mĂ©moire. Maintenant, je vois que c'est possible. » « Tout le monde a le trac. Il faut assumer ce qu'on fait. Au dĂ©but, quand j'arrive sur scène, j'ai la tĂŞte qui tourne, des fourmis dans les pieds, puis cela passe. Je laisse mon corps ĂŞtre envahi par le personnage. »