UNE SOCIÉTÉ DE GRATUITÉ

Conférence donnée à la Rencontre de Louvain la Neuve en 1997, Belgique

par Godfried Danneels

Monseigneur Godfried Danneels était en 1998 Cardinal archevêque de Bruxelles-Malines.

Mes chers amis, notre société est à bout de souffle. Certes il ne faut pas en faire un tableau trop noir mais le tableau n'est pas vraiment lumineux. Dans le paysage que nous avons sous les yeux, beaucoup de choses sont assez sombres. Je vous invite, dans un premier temps, à reconstituer ce paysage à grands traits. Notre société est à bout de souffle parce qu'elle manque de gratuité. Elle est centrée sur l'utile, l'économique, le technique et le scientifique, sur la communication formelle et avide. Elle manque particulièrement de gratuité et de générosité. Pourtant nous ne sommes pas des gens méchants mais, peut-être avons-nous raté le train !

Notre société manque d'espérance. Il y a quelques années, on disait : « Cette fois, nous entrons dans la société industrielle », puis on nous a dit, et c'était vrai : « Nous entrons dans la société des loisirs » . Maintenant nous entendons : « Nous entrons dans une société dépressive  ». Ce n'est pas la société économique qui est en véritable crise, elle l'est bien sûr ; mais la véritable crise est celle de l'homme, elle se traduit par une terreur du présent, un effacement presque complet de la mémoire, un blocage vis-à-vis du futur. Nous manquons terriblement d'attente eschatologique.

Nous manquons aussi d'intériorité. Si nous nous croyons intérieurs, cela signifie que nous sommes repliés sur nous-mêmes, vivant un peu au jour le jour, dans un vide. Notre psychologie ne fait qu'enregistrer la température extérieure à la manière d'un thermomètre. Sans être en quoi que ce soit thermostat. Nous enregistrons, nous subissons et nous vivons surtout en fonction du thermomètre fantasque de l'opinion publique et des médias.
Pauvre homme qui a manqué le pari de l'intériorité.

Nous manquons aussi, je viens de le dire, de mémoire comme si le monde n'avait commencé qu'hier soir ou ce matin. Nous manquons d'imagination, nous n'avons pas de projets. La vie en société est comme un pain sans levain ou un fromage sans trous, si vous me permettez la comparaison. D'être tellement seuls, isolés dans notre monde, enfermés dans notre psychologie comme dans une cage, a pour conséquence que nous devenons hyper-responsables de tout. Puisque nous avons coupé les liens avec le transcendant, avec les autres, avec la nature, avec le monde, avec l'environnement, puisque, sans le savoir, nous nous sommes déclarés « dieux  », dans cette solitude divine, nous héritons aussi des missions divines. Nous devons faire tout nous-mêmes, réparer tout, permettre que tout se fasse.
Cette hyper-responsabilité induit en nous une sorte de fièvre prométhéenne : nous voulons tout résoudre par nos propres forces. Nous sommes devenus grands, adultes. L'enfant est mort dans notre cœur. D'un côté, c'est excitant et, d'un autre côté, c'est complètement déprimant ! Lorsque l'on perd l'enfant dans son cœur, on se perd soi-même. Cette hyper-responsabilité que nous ne pouvons pas satisfaire, entraîne de l'agressivité contre nous-mêmes et contre les autres ; quelqu'un qui est isolé est comme un chat dans une cage, qui ne peut en sortir, et qui se débat. S'il ne peut pas se battre contre les autres, il se bat contre lui-même. De là cette frénésie de la sexualité libérée, qui se dirige sur elle-même ; car, si la sexualité est surtout attention à l'autre, quand elle est pervertie, elle devient simplement, même si elle s'adresse à l'autre, bataille contre un miroir.

Nous manquons aussi, dans notre société, d'universalité. Nous sommes forts en communication ou, en tout cas, en information. Nous savons à peu près tout et tout de suite. Cependant, nous ne sommes pas universels parce que nous restons convaincus que « ma vérité est la Vérité » . Etant des milliards, il y a donc des milliards de vérités, ce qui supprime complètement la notion du vrai. Nous voilà dans le royaume du subjectivisme triomphant. Si ma vérité est la Vérité, si je m'arroge les privilèges du Vrai, notamment le devoir de l'imposer, cela dégénère en une société violente, violente contre soi-même, contre les autres, contre tout.

Enfin, pour terminer le tableau, il ne faut pas trop le prolonger. Il y a l'inflation de la parole au détriment du symbole et de la beauté, de l'image-symbole. Nous sommes dans une période où tout est dit mais où peu de choses sont montrées, où l'on explique tout mais où l'on ne montre rien. Ce qui engendre évidemment un ennui mortel.

Voilà un bref tableau et il est sombre. Notre société, par une sorte de réaction endémique, se crée des thérapies pour elle-même, des thérapies court terme. Je me contente de les énumérer sans m'y attarder, car elles n'ont pas beaucoup d'importance.

L'une des thérapies que la société sécrète endémiquement est l'automédication, l'absorption obsessionnelle de médicaments : de tranquillisants le soir, d'excitants le matin. Elle sécrète ses propres anticorps, qui sont, je crois, de mauvais anticorps. On ne peut pas guérir une maladie de l'être par une abondance d'avoir. On ne peut pas guérir une pathologie du sens par un moyen technique, fut-il médical et thérapeutique. On ne peut pas guérir les maux du qualitatif en augmentant le quantitatif. Même si c'est la première chose qui vient à l'esprit, la médication est pourtant mauvaise.

Il y a également, comme auto-thérapie dans notre société, l'alcool et les drogues. Le traitement de nos maladies, des maladies de notre société, puisque ce sont des maladies du sujet, doit être un traitement du sujet et non pas de sa périphérie, un traitement dans son corps et ses tissus. Or, l'alcool et les drogues ne guérissent pas du tout le sujet, elles ne font que toucher son tissu.

Les rêves sont une autre auto-thérapie. J'attends un grand nombre de visions d'ici l'an 2000 ; elles sont déjà assez abondantes. Le courrier quotidien m'apprend des apparitions à gauche et à droite ; et je dis, comme l'un de mes prédécesseurs : « Dans mon diocèse, la Vierge n'apparaît pas.  »

Il y a aussi les nouvelles sagesses de l'orient et le rêve d'une religion universelle qui serait une religion thérapeutique. Sa caractéristique est d'être sans effort et sans conversion. On entre dans cette religion comme on entre dans une maison de cure où il faut se laisser faire. A l'évidence, c'est le contraire de toute religion, et surtout du christianisme, où le début de la religion est la conversion. La religion n'est tout de même pas une thalassothérapie.

Enfin, comme automédication que sécrète notre société, il y a aussi la chaleur des sectes et des petits groupes. Leur secret consiste en ceci : dans ce monde si grand et si difficile à embrasser, à maîtriser, la solution est la miniaturisation. Les sectes en sont une. L'échelle est réduite : peu de dogmes, seulement deux ou trois, surtout pas de grand catéchisme comme celui de l'Eglise romaine, mais trois pages, quelques règles de vie, et rien de plus ! Il n'y a certainement pas douze articles de foi ni toute une bible de soixante-douze livres, mais seulement quelques textes. Peu de dialogue d'ailleurs, mais un leadership ferme et clair, un anonymat tout à fait exorcisé. Ce format « mini » caractérise les sectes.

Voilà donc des auto-thérapies qui, je crois, n'ont aucun avenir. Cependant, elles sont là et il ne faut pas les mépriser : lorsque l'on est malade, on essaye tous les remèdes. Je serai le dernier à jeter la pierre à ceux qui s'adonnent à toutes ces pratiques. Il ne s'agit pas de condamner mais plutôt de compatir.

Alors existe-t-il une véritable thérapie ? Je le crois. Je la résume en un seul mot : la véritable thérapie pour notre époque, pour guérir les maux du paysage que nous venons d'évoquer, est l'espérance. Ce qui manque cruellement à notre société, c'est l'espérance ! Beaucoup d'autres choses sont nécessaires : la foi, la charité, la générosité, la solidarité, mais l'espérance fait particulièrement défaut dans notre société. Celle-ci ne fait pas simplement une crise cardiaque ; elle est victime d'un arrêt du coeur, ce qui signifie mort immédiate. Si les autres choses manquent, on peut certes faire une crise cardiaque, mais des médicaments existent, et pourvu que l'on soit proche d'un hôpital, l'accident n'est pas mortel. Mais l'espérance ne se trouve pas quelque part en lisière de la civilisation, elle en est le muscle cardiaque, le myocarde. Si le muscle s'arrête, la vie s'arrête. Nous avons grand besoin d'une injection d'espérance.

L'espérance, c'est la même chose que la gratuité, mais ce n'est pas l'utopie. Quelle est la différence ? L'utopie est une espérance qui se fonde sur mes propres efforts, mes propres capacités ; l'utopiste attend quelque chose de tout à fait neuf, mais il est convaincu qu'il va le réaliser lui-même. Celui qui espère, attend lui aussi quelque chose de tout à fait neuf, mais cette nouveauté vient d'ailleurs et il ne peut ni ne doit la réaliser par ses propres forces ou sa propre initiative. L'utopie est effort et tension. L'exemple le plus récent, et peut-être le plus connu de l'histoire humaine, en est le marxisme : son objectif était de changer la société, de fonder la société parfaite par nos propres moyens et, si nécessaire, par la force et la violence. Certes celui qui espère n'est pas passif, mais il sait qu'il y a quelque chose de miraculeux dans la nouveauté à venir, que la société de demain lui sera donnée d'ailleurs. En d'autres termes, dans l'espérance, est toujours impliquée l'affirmation d'une transcendance. Impossible d'espérer sans transcendance. Autrement dit, impossible d'espérer sans Dieu ! L'espérance vient d'ailleurs. Elle ne vient pas de mon intelligence, elle ne vient pas de mon habileté technique, elle ne vient pas de mes mérites. Elle est une énergie qui surgit dans la vie et dans la société, comme surgit une source. Toutes les sources sont surprenantes, on ne sait jamais d'où elles viennent. Tout à coup, elles sont là. Une source est imprévisible. Elle est tout à fait différente d'un robinet : On n'ouvre pas une source, on la découvre . Si vous me permettez la comparaison, l'utopie est un robinet, et l'espérance une source. Elle implique quelque part l'existence d'un transcendant.

Venons à l'essentiel de ce que je voudrais vous dire ce soir : le beau est non seulement une forme d'espérance, il est la métamorphose de l'espérance. Le beau est pratiquement synonyme de l'espérance et de la gratuité. Et je suis intimement convaincu que le beau est thérapeutique. Il est la thérapie adaptée à notre temps. Je n'ai pas inventé cela parce que c'est le thème de votre congrès, je le savais déjà avant. Je suis convaincu que Dostoïevski a raison lorsqu'il écrit : « La beauté sauvera le monde ». Mais, entendons-nous bien, le beau n'est pas uniquement l'esthétiquement beau, celui-ci en est une forme. Le beau est beaucoup plus grand, plus enveloppant, plus transcendant que l'esthétiquement beau. Le beau est tel que les Grecs l'ont défini lorsqu'ils disaient : « kalos kagathos ». Kalos veut dire beau et agathos veut dire bon, kalos kagathos est le mélange des deux. Le terme qui correspond le mieux dans notre langage est noble. La noblesse humaine, c'est cela le beau. Ne nous y trompons donc pas si Dostoïevski dit : « Le beau sauvera le monde  », cela ne signifie pas uniquement : « l'art sauvera le monde » ; cela veut dire : « la noblesse humaine sauvera le monde  ». La beauté en est l'éclat.

Pourquoi le beau est-il tellement thérapeutique pour notre époque ? Revenons aux points noirs du paysage évoqués au début. Le beau en est l'antidote. Tout d'abord, le beau implique la foi. La foi, c'est la mémoire. C'est l'acte de s'enraciner dans quelque chose qui nous a précédés. Celui qui se fixe dans le beau entre nécessairement dans une tradition, dans ce que d'autres ont fait de beau avant lui. Il n'y a pas de beau sans mémoire, sans lien avec le passé. Il n'y a jamais d'amnésie dans le beau. Le beau n'a pas commencé hier soir. Rien n'est beau, au sens fort du terme, qui ne tienne compte du passé et ne soit relié à lui. Or notre époque souffre d'être coupée d'avec ce qui nous a précédés. Cette coupure ne concerne pas seulement l'histoire de l'art, mais tout ce que les hommes ont fait de beau avant nous. Le beau constitue une thérapie, une guérison de cet isolement de l'homme moderne qui a tout oublié, qui ressemble à quelqu'un qui sortirait du coma, inconscient de ce qui lui est arrivé. Le beau me relie à mon passé, au passé de l'humanité. Il donne à l'homme et à la société de solides assises. Il est d'ailleurs le seul moyen d'arriver à une certaine paix, à une certaine sérénité : si je n'ai rien dans le dos où m'appuyer, si je n'ai rien où m'asseoir, je flotte. L'homme moderne, qui a oublié son passé, est un cosmonaute dans sa capsule : il flotte, il n'est relié à rien et, à tout moment, il doit s'agripper à telle ou telle chose pour se fixer. Le beau nous ancre dans la longue histoire de ceux qui nous ont précédés ; tout art véritable porte dans ses gènes, dans son A.D.N., quelque chose du passé. Même s'il donne l'impression d'être entièrement nouveau, il a déjà été inventé. Voilà pourquoi, dans l'art moderne, on trouve des traces évidentes d'art primitif. Notre engouement pour ces formes vient du fait que cet art primitif est notre grand-père, voire notre père. Le beau est donc fondamentalement thérapeutique parce qu'il implique une certaine mémoire, une foi, la foi est mémoire.

Le beau implique aussi le fait d'être relié à un avenir. Il est une culture de l'avenir et une vision sur l'avenir. Il y a deux grandes tentations qui sont vraiment déprimantes : d'un côté l'absence d'imagination, l'obsession du passé, le manque de renouveau, une sorte de mauvais classicisme, et d'un autre côté, la confiance téméraire dans la nouveauté. Le beau crée l'équilibre : il prépare l'avenir, il l'introduit, il l'annonce, il l'anticipe parce qu'il n'est ni téméraire ni vide d'imagination et qu'il est toujours à l'affût de ce qui va venir. Il est profondément pénétré par l'espérance.

Troisième thérapie pour notre époque : le beau a la force de déclencher l'action, d'éveiller l'énergie. Le beau met en mouvement parce qu'il est symbolique. Toute chose belle est symbolique et tout symbole est un levier capable de me faire agir. Je ne sais plus qui a dit : « Donnez-moi un symbole et je changerai le monde  ». Mais il est vrai qu'avec un symbole, on peut changer le monde. Le symbole par sa polyvalence, par le fait qu'il plonge ses racines dans les images archétypiques, dans l'archéologie de nos consciences humaines, secrète de l'énergie. L'ancienne définition du beau, dans la théologie et la philosophie scolastiques, est qu'il vient du vrai. Le beau est le halo autour du soleil, là où le soleil est le plus chaud et le plus lumineux. Or quand vous prenez le vrai, le halo où le vrai est le plus vrai s'appelle le beau : celui-ci est la splendeur du vrai. Le beau est précisément la force inhérente au vrai, force qui me met en mouvement. Je me brûle les yeux quand je regarde autour du soleil, il dégage là son énergie la plus forte. Celle-ci ne réside pas en son centre.

Le beau contient une immense force de mobilisation, il est le prélude de la charité. Donner et montrer quelque chose de beau aux gens les rend incapables de faire le mal, et encore plus incapables de ne pas faire le bien. Rien ne met mieux en mouvement que de donner à voir quelque chose de beau.

Si vous m'avez suivi jusqu'ici, vous aurez probablement remarqué que le beau est pour ainsi dire la synthèse de la foi, de l'espérance et de la charité. Il relie au passé par la foi, il anticipe l'avenir par l'espérance et, en même temps, il est la charité en me faisant agir maintenant. Il est donc profondément thérapeutique. Une cure d'espérance, de foi et de charité ou de vrai, de bien et de beau est profondément thérapeutique pour l'homme. Le beau guérit toutes nos blessures. Il guérit d'abord de la terreur de l'utile, de la terreur de l'économique pur, du technique pur, du calcul pur. Il n'existe rien de plus thérapeutique que de montrer quelque chose de beau. Voilà pourquoi il est absolument nécessaire que nous ayons dans nos villes, à côté de lieux techniques, de centrales électriques, téléphoniques ou autres, également des lieux pour la beauté. Je n'ai encore jamais vu que, le dimanche soir ou en été, on aille s'asseoir ensemble près d'une centrale électrique. Nous choisissons une place où il y a une statue, une sculpture, un beau bâtiment.

Le beau est thérapeutique parce qu'il déclenche, dans la société et dans l'homme, une dimension de contemplation. Une culture sans beauté est une culture qui manque tout à fait de contemplation et d'intériorité. Le beau est de l'ordre du voir, il n'est pas de l'ordre de la manipulation. Il est fait pour aller autour de lui, non pour toucher. Il se détruit quand on le touche. Il ressemble à ces miniatures à la feuille d'or du Moyen-âge : si l'on met le doigt dessus, l'éclat de l'or disparaît, la feuille tombe. Le beau est à contempler ; il est de l'ordre de l'oeil et non de l'ordre de la main. L'oeil est l'organe le plus proche de l'objet qu'il voit, en même temps qu'il est le plus respectueux. Vous ne pouvez pas être plus proches de moi que dans mes yeux, et pourtant, je ne vous touche pas. Une culture sans beauté est une culture sans contemplation. C'est une culture fermée. La beauté ne sert à rien d'autre que « d'aller autour d'elle  », de la regarder. Un art qui est à l'opposé de la contemplation est par exemple l'art soviétique : il veut exciter mais il n'a jamais mis quelqu'un en mouvement, il n'est que l'illustration d'une idée ou d'une volonté. C'est un anti-art.

Le beau évoque aussi une culture de l'universel : il rompt l'isolement. Il est surtout un langage que tout le monde comprend au-delà des langues et des signes, partout dans le monde. Même si vous ne comprenez rien d'une pièce de théâtre, vous pouvez être profondément émus. Allez à Epidaure, en Grèce, et assistez à l'Antigone de Sophocle : vous ne comprendrez presque rien et pourtant vous comprendrez tout ! C'est là un cas extrême, dans une langue étrangère, mais la façon dont parlent et crient Oedipe ou Antigone et la façon dont crie et chante le choeur des vieillards vous disent tout. Le drame d'Oedipe qui se crève les yeux parce qu'il a été victime d'une sorte de destin tombé sur lui quand il a épousé sa mère et tué son père sans le savoir, est compris par tout le monde, et tout le monde compatit. Cela vaut évidemment beaucoup plus pour les formes d'art où le langage n'a pas ou guère de rôle : la peinture, la sculpture, la musique. Le beau crée ainsi une culture de l'universel. Il brise la solitude de l'homme, son enfermement. Il ouvre les fenêtres et les portes. Il est incompatible avec la violence, il apaise, il rend serein, il me fait coïncider avec moi-même.

Le beau consiste dans l'harmonie et la réconciliation des contraires. En lui, le paradoxe est possible. La contradiction des opposés qui s'excluent, est ramenée à un paradoxe acceptable. C'est pourquoi Dieu est suprêmement beau : tel que nous le connaissons, le Dieu des chrétiens est à la fois infiniment élevé et majestueux et infiniment proche. L'éloignement et la proximité ne sont pourtant pas compatibles. La transcendance et l'immanence sont résumées et synthétisées en un seul être, de là son extrême beauté.

Le beau est profondément thérapeutique également parce qu'il crée le lien entre moi, les autres, le monde, l'histoire, la nature, le cosmos... Il m'attache, il recrée des liens, il me relie, il est profondément religieux.

Enfin, le beau est la parole accomplie et achevée. Il a la polyvalence du symbole qui synthétise des aspects contraires, qui est interprétable dans plusieurs sens, qui dit en une seule fois mille choses que, pour les exprimer en paroles, on aurait besoin de tout un dictionnaire. Si je vous demande de m'expliquer ce qu'est un escalier en colimaçon, vous aurez besoin de dix lignes ; dans le Larousse, il y a cinq lignes. Mais il y a un moyen plus simple pour dire tout ce qui est à dire : remplacez le texte par un signe ou un symbole. Par exemple, engagez-vous sur la mer, vous serez attirés et vous aurez peur, en même temps. Dans la Bible, la mer ou l'eau est utilisée à la fois comme symbole de vie et symbole de mort. Le baptême est célébré avec l'eau parce qu'il signifie la naissance à une nouvelle vie et la mort à une autre vie. Le symbole est polyvalent, synthétique et non pas analytique. Le beau fait saisir quelque chose d'un trait, d'un regard.

En résumé, le beau est thérapeutique parce qu'il implique la mémoire, une foi ; il implique l'avenir, une espérance ; il me fait agir, il est une source de charité. Il guérit les blessures de l'économique, de l'utilitaire. Il guérit les blessures de la manipulation en nous donnant la contemplation, les blessures de l'isolement en nous rendant universels. Il est compréhensible partout, il est ressenti partout. Il est incompatible avec la violence et la fièvre, il repose et apaise. Il est créateur de liens, il rattache, il donne des points de références, et surtout, il dépasse la simple parole, car il synthétise dans le paradoxe les différentes significations polyvalentes. Il simplifie en rendant compréhensible ce qui est compliqué. Il fait tout. II est d'ailleurs le plus beau nom que l'on puisse donner à Dieu. Je me demande si le beau n'est pas le chemin par excellence pour trouver Dieu. Dieu est évidemment vrai, Il est bon et Il est beau.

La porte de la vérité, pour nos contemporains, s'ouvre parfois difficilement parce que nos contemporains ont un sens inné du scepticisme : qu'est-ce qui est vrai ? Nous sommes tous de petits Pilate en nous demandant cela. La vérité ne semble pas nous intéresser en premier lieu, elle est inaccessible, et quand on la trouve, on est soupçonné d'être prétentieux et arrogant. Encore que Dieu soit vrai, je ne sais pas si nos contemporains entrent plus facilement chez Lui par cette voie. Nous sommes trop peu intéressés par le vrai.
La question de Dieu est pourtant énorme, décisive pour l'humanité et pour son développement. Or entrer chez Dieu par la porte du bon ou du bien est difficile aussi : si Dieu est bon, il est trop bon pour moi. Je ne suis pas capable de faire le bien et l'éthique est une porte difficile pour avoir accès à Dieu de nos jours. Nous sommes profondément convaincus par expérience, et un peu aussi par peur, que nous sommes incapables de vivre éthiquement, moralement. Un Dieu parfait nous décourage et un Dieu vrai nous dépasse. Mais, si on entre par la porte du beau, toutes les résistances tombent. Faites l'essai avec des jeunes, parlez-leur de Dieu comme étant la source du vrai, de la grande vérité : c'est le sommeil généralisé. Parlez de Dieu comme exemple de moralité : ils sont tous de mauvaise humeur. Mais montrez que Dieu est beau dans la Bible, dans la création, dans l'homme, dans le couple, dans Jésus, dans les oeuvres d'art, dans l'histoire de l'art, dans les icônes, dans l'art de la Renaissance, dans les petites églises romanes, et, quand ils sont un peu plus âgés, dans le baroque, -mon professeur disait que pour comprendre le baroque, il fallait avoir quarante ans, quand on sent que ses forces déclinent et que l'on cherche à voir quelque chose qui ne décline pas- ; montrons-leur le beau en Dieu en disant qu'Il est la beauté même, je ne dis pas que cela va tous les convertir, mais, au moins, il n'y a pas de résistance.

A ce que je sache, il n'y a qu'un théologien dans notre siècle qui a essayé de faire cette approche de Dieu, qui s'est axé vers Dieu par le beau, et c'est Hans Urs von Balthasar. Les autres se sont rangés dans l'ordre du vrai, de la morale, de la bonté ou du bien. Mais la véritable théologie est aussi une esthétique au sens fort du terme. C'est d'ailleurs le titre des Å“uvres de Hans Urs von Balthasar : « lL'esthétique théologique ». Encore une fois, ce n'est pas l'esthétique au sens artistique du terme, mais c'est le fait de ressentir quelque chose, d'être ému, d'être saisi par quelque chose. Je ne plaide pas pour que les théologiens laissent tous de côté les chemins du vrai et du bien pour aller à Dieu, ils sont trop importants. Mais si l'on fournissait à nos contemporains de quoi se frayer un passage vers Dieu par le beau, nous ferions une oeuvre grande. Dans les cours de théologie, même s'il ne faut pas négliger le sens critique et la recherche du vrai, il y a encore beaucoup trop peu de ponts entre théologie et littérature, art ou histoire. Comment est-il possible que Dieu qui est la source de toute beauté, apparaisse si peu en tant que tel dans nos universités ! Je ne me l'explique pas.

Je vais terminer par un exemple tout simple : lorsque j'étais professeur au séminaire, j'avais à donner des cours de théologie sacramentaire à propos du sacrement de pénitence, de la réconciliation, de la confession. Je me demandais comment parler à ces jeunes de la confession, il y avait de la résistance. Alors j'ai eu l'idée, - et je le fais toujours en d'autres occasions - de lire avec eux les grandes oeuvres littéraires sur la faute, la culpabilité, la rédemption, l'expiation... pour leur montrer que la confession n'était pas seulement ce qui se passait dans le confessionnal mais qu'elle occupait un espace immense dans l'histoire de l'humanité. Il ne s'agissait pas seulement d'un petit traité de théologie catholique, mais d'un problème avec lequel les Grecs avaient déjà lutté, pendant des siècles, sans jamais trouver de solution. L'idée de faute, de repentir, de remords, de vengeance, de violence, de pardon, de réconciliation, de réparation, est tellement fondamentale dans le cÅ“ur de l'homme, si proche de son épine dorsale, de son armature. Et les étudiants me disaient :« On n'aurait jamais pensé ça  ». J'avais des collègues qui me demandaient pourquoi je perdais trois mois avec de la littérature. Je répondais simplement comme cet américain à qui on demandait pourquoi il allait à la lune : « Parce qu'elle est là. » Je répondais donc : « Parce que ces écrits sont là. »
Voilà ce que j'avais à vous dire ce soir sur le beau et la gratuité. Je vous remercie de votre attention.