LA LAIDEUR SAUVERA LE MONDE

Conférence au congrès de Louvain la Neuve en 1998

Les artistes sont capables de voir ce mal qui est douleur, péché, et d'en faire le sujet de leurs œuvres qui sont parfois d'immenses chefs d'œuvre. Ce qu'ils montrent ce sont les fleurs du mal. Il faut aller chercher la beauté là où elle n'est pas.

par Michel Pochet

Michel Pochet, architecte, écrivain et peintre est conseiller pour la création artistique au sein du Mouvement des Focolari.

Quand j'ai vu certains d'entre vous regarder ma toile dans l'exposition -celle qui est ici derrière moi- j'ai eu l'impression que beaucoup se demandaient ce qu'était cette chose-là. Je vais vous l'expliquer afin de trouver un des angles par lequel nous allons entrer dans ce que j'ai à vous dire. Je vais vous raconter une expérience : il y a quatre ans, après vingt-quatre années passées en Belgique comme responsable du Mouvement des Focolari, j'étais fatigué et j'ai dû me reposer. Un grand ami m'a invité à passer une période de vacances dans un village du Mouvement des Focolari en Croatie, déjà indépendante, mais encore en guerre. La Mariapolis Faro était pleine de réfugiés de toutes les régions de l'ancienne Yougoslavie, il y avait beaucoup de souffrance et beaucoup d'amour.
Mon ami, Ivan, voulait absolument me faire peindre. Cela faisait des mois que je n'étais pas en condition mentale de peindre. Mais il a insisté. Il n'y avait pas moyen de se procurer du matériel artistique dans les magasins aux rayons vidés par la guerre, et avec les quelques vieux tubes de couleurs trouvés à la maison d'Ivan il était absurde de penser à peindre. Pourtant encouragé par l'attente affectueuse et insistante de mon ami -s'il souhaitait que je peigne c'était évidemment pour mon bien– j'ai déniché un grand morceau de toile, laissé en tapon sur le balcon de ma chambre par des peintres en bâtiment. C'était un tissu superbe, un vieux drap de lin, grossier, tissé à la main. Il avait des taches, un coin manquait, mais, à la guerre comme à la guerre ! Je me suis mis à peindre avec l'énergie du désespoir. Et le résultat fut inespéré.
Un garçon du lieu avait assisté à toute cette aventure artistique héroïque. Il était très content et surpris de mon travail. Il a pensé que, si j'avais trouvé un drap, il devait y en avoir un autre dans les environs, car les draps vont comme les bonnes sœurs, par paire. Il a cherché partout et a fini par trouver le second drap dans le fenil. Il l'a lavé soigneusement, il l'a repassé et il est venu radieux, portant ce drap plié comme les couleurs nationales, pensant que je serais enthousiaste et que je peindrais sur l'heure un nouveau chef d'œuvre. C'était le drap de dessous, usé jusqu'à la trame, entier, mais criblé de trous. J'étais désolé et terriblement embarrassé car je ne voulais pas faire de peine à ce garçon qui s'était donné tant de mal. Je le remerciai donc avec une réelle reconnaissance, disposai le drap sur le sol et me mis en devoir de peindre, mais quoi ? Je regardais avec angoisse la grande toile en train de s'effilocher, de disparaître, et il me vint à l'esprit Jésus, dans le mystère de sa Passion, dans le mystère de son abandon du Père, de sa mort. Lui aussi était criblé de trous et s'effilochait. Il devait y avoir moyen de peindre ce qui est le centre de mes pensées, de ma vie, le sujet qui revient toujours lorsque je peins et, vous l'avez peut-être remarqué aussi, lorsque j'écris : Jésus abandonné. J'ai commencé à peindre mais malheureusement avec d'autres couleurs que la première fois, car les tubes étaient vides. C'était épuisant, ces nouvelles couleurs étaient extrêmement difficiles à utiliser. Elles séchaient presque instantanément et je devais couvrir la surface d'un drap. Je me suis acharné. Je voulais à tout prix arriver au bout de cette peinture. Je peignais le grand visage d'un homme de douleurs, d'un homme réduit en charpie, couronné d'épines, sanglant, laid. Mais, à ma grande surprise, plus le travail avançait, plus je me rendais compte que, malgré moi, je n'étais pas en train de peindre Jésus dans sa Passion, dans son abandon, dans sa mort, mais Jésus ressuscité. Il n'y avait pas de doute, c'était le Ressuscité qui s'était imposé à moi, pourtant il avait gardé tous les traits de l'abandon, de la mort, de la destruction. Etait-ce possible ?
Jusqu'à présent, pour moi, ces deux images certes étaient liées l'une à l'autre, mais elles formaient un diptyque contrasté. Le visage du Christ dans la Passion, et le visage du Christ ressuscité. Le deuxième visage était le même, mais transformé, transfiguré. Là, s'est imposée à moi une seule image qui contenait les deux visages unifiés. Il m'a fallu longtemps pour accepter cette image nouvelle, déconcertante. Pourtant le Ressuscité, tel qu'il nous est présenté dans les évangiles, est méconnaissable au point que ses disciples ne le reconnaissent jamais du premier coup. Il porte les stigmates de la Passion, les traces de tout ce qu'il a vécu. A mon insu je venais de faire, en le peignant, l'expérience que le Ressuscité porte dans sa chair glorieuse les stigmates de la mort. Au paradis, Jésus est couvert de boue, de crachats, de sang. Il est le Roi de gloire, mais sa couronne est une couronne d'épines. Il ne m'est pas facile de croire en Dieu, mais à dix-neuf ans j'ai décidé d'y croire, je lui ai consacré ma vie. Ce Dieu en qui je crois est Beauté. C'est un Dieu fait homme et, avec lui, la beauté éternelle est entrée dans les limites du fini sans plus jamais en sortir. Jésus enfant est joli : il inspire la tendresse et la piété. Jésus adolescent est superbe : les adultes l'écoutent avec surprise. Jésus adulte est sublime : il entraîne les personnes guéries par sa présence, elles le suivent, elles lui consacrent leur vie, elles sont fières d'être avec un tel personnage. Mais toutes ces personnes si fières d'être avec lui et d'être envoyées devant lui pour préparer son chemin, au bout d'un moment, ne sont plus fières du tout. Pierre, lui-même, à qui sera confiée la communauté, qui devra réconforter les disciples, est aussi celui qui trahit avec le plus d'éclat. Dieu non seulement est réduit à n'être qu'un homme, mais, quand Pilate dit de lui « Voici l'homme », il n'est même plus un homme, il est le ver de la terre rejeté par le ciel et la terre. Il est rien, moins que rien. Et pourtant ce moins que rien, cette dysharmonie, cette cacophonie, cette laideur est la beauté éternelle qui meurt, la beauté absolue qui s'annule. La beauté éternelle est morte, mais elle ne reste pas dans la mort, avec Jésus elle ressuscite et elle entre au paradis.
Avec le Ressuscité, la laideur est entrée dans le paradis et s'y présente comme la beauté par excellence. La beauté de l'enfant Jésus, la beauté de l'adolescent, la beauté de cet homme plein de vigueur, ne me semblent rien du tout au regard de cette disparition, de cet annulement, de ce silence. Il faudrait être danseur pour arriver à exprimer ce silence. C'est ce silence-là qui est entré au paradis, qui est la beauté par excellence, celle qui nous appelle à la rejoindre, à travailler pour changer le monde, pour qu'il puisse passer dans cette autre dimension de la réalité qu'est le paradis. Voilà ce que j'ai compris en peignant cette toile qui est restée en Croatie. Il y a quelques mois, on m'a donné une vieille toile de chanvre qui avait servi pendant des dizaines d'années à porter le foin. Comme elle était trouée en plusieurs endroits, lorsque j'ai pensé à la peindre, j'ai repris le même thème, bien sûr. Que peut-on faire d'autre, que peut-on faire de mieux, de plus beau ?
Pourquoi cela a-t-il tant d'importance pour moi ? Pendant longtemps, j'ai désiré unir vie évangélique et création artistique. Dans ma jeunesse, ces deux aspirations m'écartelaient : elles étaient impossible à unifier. L'art et la vie chrétienne me semblaient incompatibles. L'art religieux était kitsch et l'art profane semblait exclure le sacré. Cela me mettait vraiment en difficulté. Depuis la Renaissance, un fossé entre les deux avait toujours grandi, et il s'était élargi de manière démesurée depuis un siècle.
La rencontre avec Chiara Lubich a été l'occasion de comprendre qu'il y avait probablement une possibilité de synthèse. J'y ai cru. Il serait trop long de dire ce que je percevais à ce moment-là. Maintenant, je vois que cette synthèse existe. Les croyants ne s'en sont pas tellement rendu compte. A mon sens, les artistes l'ont perçue. Ils sont capables de voir tout ce mal qui est douleur, péché, et d'en faire le sujet de leurs oeuvres qui sont parfois d'immenses chefs-d'œuvre. Ce qu'ils en montrent, ce sont les fleurs, les fleurs du mal. Comment font-ils ? Baudelaire a eu l'intuition de la rédemption du mal, du péché, par la poésie. Les artistes sont les acteurs de cette rédemption. Les hommes d'aujourd'hui se reconnaissent dans leurs œuvres.
Pour les croyants, cela a été difficile, voire impossible. Beaucoup d'œuvres marquantes, depuis un siècle et demi, ont scandalisé les bien-pensants. On pense que la beauté est beauté parce qu'elle est harmonieuse, plaisante, agréable, qu'elle guérit, alors que ces oeuvres-là sont diaboliques. Le rock est diabolique, on l'a dit des Fleurs du mal, on l'a dit des Demoiselles d'Avignon, on l'a dit de la musique de Schoenberg, on l'a dit de tous les novateurs.
En revanche, si l'on regarde ce qu'ont vécu ces artistes, quelle était leur inspiration, leur démarche, on s'aperçoit qu'ils étaient profondément religieux, profondément vrais, qu'ils avaient compris ce mystère, qu'ils nous montraient l'icône de la beauté éternelle au paradis en nous montrant la passion, l'abandon. Si nous voulons, et personnellement je le veux ardemment, réconcilier le monde des bien-pensants, le monde des bien-sentants, ceux qui aiment l'harmonie, qui veulent un monde plein de beauté, avec le monde, la culture et l'art modernes, je ne vois pas d'autre porte que celle que je vous ai décrite. C'est terrible, mais il faut aller chercher la beauté là où elle n'est pas. Il y a tant d'artistes, depuis un siècle, qui l'ont trouvée là où elle n'était pas et qui nous la montrent. Eux en ont fait l'expérience. Ils sont nos guides. Vingt-cinq ans avant les théologiens, avant que ce soit la mode, un peintre américain parlait déjà, en 1940, de la mort de Dieu. Il avait vécu la mort de la beauté. Ces peintres qui ont vécu la mort de la beauté ne se sont pas arrêtés là, ils ont continué à peindre, ils ont assumé cette constatation tragique pour un artiste, désespérante, en croyant qu'il y a tout de même une beauté au-delà de la mort de la beauté.
Si on ne croit pas à la Passion, à la mort et à la Résurrection, nous dit saint Paul, alors la foi n'a aucun sens. Pour un artiste croyant, c'est la même chose. S'il ne croit pas que la beauté est morte, et s'il n'a pas la profonde espérance qu'elle est ressuscitée, alors que peut-il faire ? Je me suis demandé si nous pouvions composer encore de la musique après Auschwitz, après le goulag ou après Sarajevo. On peut écouter, on peut reproduire la musique, la musique cristalline, limpide. Mais après Auschwitz, est-ce que l'on peut encore créer une musique joyeuse ? J'y croyais, j'en avais l'espoir profond. En entendant la musique d'Arvo Pärt, je me suis dit qu'il y était parvenu. Dans sa musique, j'entends la mort de la musique, mais aussi qu'elle vit, qu'elle est ressuscitée, qu'elle me relie à toute l'histoire et ne met pas entre parenthèses ma propre histoire, l'histoire de ce siècle. Elle l'assume complètement, elle me donne l'horreur transfigurée, l'horreur ressuscitée, transformée en beauté parfaite.
Voilà, je crois que j'en ai dit assez et que je peux m'arrêter là.