LA BEAUTÉ COMME ART DE VIVRE

Conférence donnée à la Rencontre de Cluny en 2002, France

Vivre, c'est un art. C'est ĂȘtre crĂ©ateur dans le quotidien, obĂ©ir Ă  ce besoin de neuf, de renouvellement qui n'est rien d'autre que le combat de la vie. Cette quĂȘte de beautĂ© implique une ascĂšse, ce que j'appellerais la liturgie du quotidien.

par Iris Aguettant

Iris Aguettant est comédienne et metteur en scÚne, directrice du Théùtre de l'Arc en Ciel.

On ne peut pas parler de la beauté comme on pourrait parler de la vérité ou de la bonté.

Pourquoi ? Parce que la beautĂ© n'est pas une parole ou un acte, elle est l'accueil de la grĂące, c'est donc en ce moment, ici mĂȘme qu'il m'est possible d'accueillir -en Ă©tant dans un Ă©tat d'ouverture Ă  moi-mĂȘme d'abord, puis Ă  vous qui me regardez et qui m'Ă©coutez- ce qu'on appelle « la grĂące »... J'aime beaucoup ce mot, parce qu'il peut ĂȘtre entendu aussi bien dans son acception profane que sacrĂ©e ; on parle de la grĂące du danseur, de la grĂące de l'enfance, de la grĂące de Dieu. Mais n'est-ce pas dans tous les cas « la » grĂące, Ă  la fois unique et multiple dans sa maniĂšre de se manifester ?

Toute la question est lĂ  : nous sommes tous diffĂ©rents, chacun de nous reprĂ©sente un univers, chacun a une façon unique d'ĂȘtre et d'entrer en relation.

Alors, comment passer de la cacophonie Ă  l'harmonie ?

Avant de parler d'art au sens de langage artistique, il me semble que nous avons Ă  entrer dans un art de vivre. DĂ©couvrir que vivre, c'est un art. C'est ĂȘtre crĂ©ateur dans le quotidien, obĂ©ir Ă  ce besoin de neuf, de renouvellement qui n'est autre que le combat de la vie. La vie biologique d'abord, mais aussi la vie avec un grand V. D'ailleurs les arts n'ont-ils pas pour mission d'inviter les hommes Ă  se retrouver, Ă  raccrocher avec leur propre mystĂšre, Ă  retoucher au pourquoi de leur existence, et non Ă  prendre un bol d'oxygĂšne entre deux pĂ©riodes d'apnĂ©e ?

Et paradoxalement cette quĂȘte de beautĂ© implique une ascĂšse, ce que j'appellerais une liturgie du quotidien. Pourquoi est-ce qu'on met une nappe sur la table, par exemple ?

Est-ce un principe, un hĂ©ritage bourgeois ; ou un geste contenant au-delĂ  de son cĂŽtĂ© pratique une sorte de rite, une prĂ©paration Ă  la rencontre ? Je crois volontiers que la conversation ne sera pas la mĂȘme selon que l'on aura pris soin ou non de tous les Ă©lĂ©ments constitutifs de la « liturgie » du repas.

L'exemple du repas peut s'appliquer Ă  tout le reste. Ce travail de prĂ©sence s'appuie sur la conscience de la grande fragilitĂ© de l'homme en mĂȘme temps que de son infinie dignitĂ©, les deux, je dis bien en mĂȘme temps, c'est Ă  dire dans le mĂȘme moment. Donc il s'agit d'ĂȘtre Ă  la fois le plus exigeant et le plus indulgent. C'est cela l'ascĂšse de la beautĂ© ; c'est exactement ce qui se passe -comme au microscope- sur une scĂšne de thĂ©Ăątre : on demande tout au comĂ©dien, ici et maintenant, mais dans quelles conditions il est mis ! Un lieu oĂč l'espace, la lumiĂšre, le silence, l'intimitĂ©, tout a Ă©tĂ© pensĂ©, autrement dit un lieu qui pour ĂȘtre profane n'en est pas moins sacrĂ©.

On en revient toujours Ă  l'accueil de la grĂące. CrĂ©er les conditions de la crĂ©ation. Elle est lĂ , la liturgie du quotidien que nous recherchons. Car nous ne pouvons ĂȘtre crĂ©ateurs par nous-mĂȘmes; nous sommes crĂ©ateurs parce que crĂ©atures ; et cette liturgie, c'est cette mise Ă  niveau de ce que nous sommes : permettre Ă  notre corps, notre tĂȘte, notre pauvre coeur d'accepter leur Ă©tat de faiblesse, de tension, de peur, pour que notre nature profonde, notre capacitĂ© Ă  ĂȘtre habitĂ© par la grĂące trouve sa voie et sa voix, qu'elle ose s'exprimer.

Tant que je ne suis pas remis à ma place de créature, de totale dépendance à la grùce, je ne suis pas dans l'ordre de la création artistique, je peux « faire » des tas de choses, je ne peux rien créer. Là est, à mon sens, tout le combat de l'artiste. Le talent est un cadeau crucifiant car jamais on ne peut s'appuyer sur lui. Il faut à chaque fois se retrouver comme le jeune homme riche, avec cette grande tristesse au coeur et chaque fois vendre tout, perdre ce talent en terre, pour le voir refleurir.