Vers un retour du symbolique refoulé? Cause autochtone et ambivalence du « progrès »

Intervention à la table ronde du 10 août 2016 au Forum Social Mondial à Montréal, sur le thème « La vie symbolique et la libération humaine : une voie à explorer entre les Premières Nations et les autres »

par Christian Roy

Christian Roy, historien de la culture (Ph.D. McGill 1993), traducteur, critique d’art et de cinéma, est l’auteur de Traditional Festivals : A Multicultural Encyclopedia (ABC-Clio, 2005), ainsi que de nombreux articles scientifiques et communications sur les courants intellectuels personnalistes au XXe siècle, dont il est un spécialiste reconnu.

La place de choix qu’occupent les Premières Nations dans les luttes sociales du XXIe siècle est symbolique à plus d’un titre. C’est qu’il ne semble pas s’agir uniquement dans leur cas d’un groupe parmi d’autres dans la procession des victimes venues tour à tour s’imposer à l’attention des mouvements en quête d’une plus grande justice sociale. La plupart de ces mouvements contemporains ont eu tendance à se définir par une contestation des traditions héritées, vues comme complices des différentes formes d’oppression. Pourtant, les traditions des Premières Nations, imprégnées d’une vie symbolique encore vivace dans nombre d’expressions concrètes, y sont au contraire plus que tolérées : activement célébrées, voire adoptées (pour ne pas dire récupérées). Est-ce uniquement à titre de bannières identitaires de groupes opprimés? Cela ne tiendrait alors qu’au lot d’injustices dont ces peuples ont été victimes et qui demandent réparation aujourd’hui qu’elles sont largement reconnues. Cette légitimité « progressiste » réservée aux traditions autochtones a quelque chose d’ironique alors que les restes de tradition pouvant subsister dans les sociétés occidentales se voient par ailleurs battus en brèche. Se pourrait-il que la célébration consensuelle des traditions autochtones fournisse sous ce couvert une sorte d’exutoire à une certaine nostalgie de la vie symbolique cohérente et riche des sociétés prémodernes? On pourrait alors parler ici d’une nostalgie « romantique », au sens premier d’une réplique à l’hégémonie de l’univers mécaniste désenchanté que conçurent les Lumières. Ce romantisme inavoué se donnerait ainsi libre cours en prenant le parti de la résistance de ces sociétés qui se sont trouvées en travers du chemin de la modernité occidentale conquérante.

C’est dire qu’il y aurait une certaine ambiguïté dans la défense progressiste des traditions autochtones. Ne relèverait-elle que d’un « essentialisme stratégique » (Gayatri Spivak) qui ne leur concède réalité, autorité et dignité qu’à titre de supports provisoires de la résistance identitaire d’une minorité opprimée? On peut alors faire mine de les prendre au pied de la lettre sans que la question de leur valeur de vérité ait à être soulevée. Il est simplement politiquement utile de les prendre comme argent comptant pour faire pièce aux discours dominants. Mais si jamais cette tâche était remplie avec succès, une fois ces populations extraites de la marginalité et définitivement intégrées en tant que telles à la majorité, il n’y aurait plus de raison d’épargner leurs mythes et coutumes, aussi arbitraires en eux-mêmes que ceux des identités majoritaires. Après ce détour plus ou moins long par le recours à la tradition sur le chemin de l’émancipation où toutes les luttes convergent, cette résistance autochtone n’aurait plus alors qu’à rejoindre le processus général de transgression et de subversion relativistes de toutes les normes transmises et reçues d’un bagage culturel, entendues comme autant de structures de domination basées sur l’assignation de rôles prédéterminés.,. Étant donné le présupposé d’une telle contestation radicale de tout héritage normatif, on est en droit de se demander dans quelle mesure les mouvements progressistes sont réellement disposés à prendre au sérieux ladite « essence » des traditions autochtones, en relevant le défi d’aller jusqu’au bout de la contestation qu’elles impliquent de la matrice occidentale du progrès modernisateur. En effet, dans cette dernière voie, ce n’est pas tant l’Occident géopolitique qui serait visé que le processus de modernisation uniformisante auquel celui-ci s’est identifié comme à sa « mission civilisatrice » à partir d’un certain point de son évolution. Ce tournant historique, il n’est pas bien difficile de l’identifier : ce serait, avec la fin du Moyen-Âge, celui d’un effondrement spirituel lié à la perte du ressort de la vie symbolique consubstantielle à toutes les traditions. Paradoxalement, pour cette première société post-traditionnelle, l’atrophie du sens incarné s’est traduite par une expansion inversement proportionnelle de sa puissance matérielle. C’est ainsi que l’Occident s’est retrouvé possédé depuis la Renaissance d’une frénétique intentionnalité opératoire comme substitut volontariste à une vie intérieure désormais retournée en conquête du monde extérieur.

C’est dans ce contexte que le nouveau statut en quelque sorte paradigmatique de la cause autochtone prend sa pleine dimension symbolique de retour du refoulé. —Ce refoulé n’étant autre que la vie symbolique elle-même, telle qu’on la trouve au cœur de toutes les cultures —à l’exception de la civilisation moderne, qui s’est érigée sur son déni. On ne pourra ici tenter que quelques coups de sonde en guise de première approche de ce vaste enjeu sous-jacent au rapprochement entre les Premières Nations et les autres collectivités des nations modernes constituées en lien avec le développement de l’État, du marché et de la Technique.

La dimension symbolique de la vie concrète

Dans une culture normale, les choses les plus immédiates de la vie fournissent la matière d’un système symbolique qui les relie entre elles, avec nous et avec la source ultime d’une totalité cosmique ordonnée où les êtres et leurs relations trouvent tout leur sens. Le symbole pourrait ici se définir comme une partie concrète, visible d'une réalité plus vaste et invisible, de telle sorte que cette partie émergée s'ajuste parfaitement avec la totalité vers laquelle elle fait signe. Mais il ne s’agit pas du signe au sens nominaliste de la linguistique saussurienne, si prisée des structuralistes et de leurs successeurs, avec sa juxtaposition arbitraire d’un signifiant et d’un signifié, où l’on reconnaît l’écho du binôme sujet/objet au cœur du dualisme occidental. Rompant avec ce modèle, un paradigme triadique et performatif se dessine dans une écosémiotique en vertu de laquelle, « à travers les cultures, les grappes de ‘symboles réels’ autochtones que sont l’arbre, le chant et la source peuvent être pris pour métaphores du modèle de Peirce pour la création du sens —soit respectivement pour l’environnement, le texte et un paysage de sens partagé » entre l’objet et son signe culturel, dans le contexte interprétatif concret d’une communauté de sens située. On a pu à cet égard souligner la dette du sémioticien pragmatiste américain Charles Sanders Peirce (1839-1914) envers la pensée amérindienne aussi bien qu’avec la théologie mystique d’avant la scolastique, pour la façon dont de telles traditions spirituelles privilégient la résonance « acoustique » des énergies à travers le monde plutôt que l’analogie « visuelle » des êtres particuliers avec leur concept général. Il serait même tentant de relire le poème « Correspondances » de Baudelaire, à l’origine du mouvement symboliste en poésie, en transposant dans un paysage amérindien (voire celtique, baltique ou méditerranéen ) cette vision d’un « univers saturé de signes »(Peirce) jusque dans la nature en tant que temple où l'homme « passe à travers des forêts de symboles qui l'observent avec des regards familiers, » « comme de longs échos qui de loin se confondent dans une ténébreuse et profonde unité », où « les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » N’y a-t-il pas de cela dans le symbole amérindien fondamental des Quatre Directions de couleurs différentes, composant l’unité du monde à même leur complémentarité organique, répercutée dans divers ordres de phénomènes? Ce pourrait être un principe de la vie symbolique des cultures traditionnelles :

Les objets, naturels ou artificiels, ne sont pas […] des « symboles » arbitraires de telle réalité différente et supérieure; mais ils sont […] la manifestation effective de cette réalité : l’aigle ou le lion, par exemple, n’est pas tant un symbole ou une image du Soleil qu’il n’est le Soleil sous une de ses apparences (la forme essentielle étant plus importante que la nature dans laquelle elle se manifeste) […]. »

Dans la mesure où le symbole manifeste une force dont la plénitude n’est pas immédiatement accessible à notre expérience, il se présente comme une épiphanie ou une théophanie. Il fonctionne un peu de la même façon qu'un mot nomme telle ou telle chose et la rend ainsi présente à l’esprit pour tous les membres d’un groupe humain partageant la même langue. Le langage est d’ailleurs venu aux premiers êtres humains sous forme poétique et chorégraphique autour des feux, afin de rendre présents par le symbole sonore (initialement mimé par une danse) les êtres et les choses peuplant leur monde. Dès son apparition, l'être humain a ainsi symbolisé son monde, à même tout ce dont il dépendait pour sa vie, comme les animaux qu’il chassait, déjà dépeints de manière à la fois naturelle et stylisée —concrètement symbolique— dans les peintures rupestres.

La vie symbolique est transmise et partant, foncièrement relationnelle, puisque, dans les univers symboliques traditionnels —tels ceux des Premières Nations mais aussi des religions historiques, la vie cosmique intègre celle de la communauté au même titre que la vie sociale reflète les structures cosmiques. Le symbole est un fait culturel de portée existentielle qui transcende l'horizon de la vie biologique, en faisant signe vers le cœur mystérieux de toutes choses, d’où celles-ci surgissent et où elles retournent. En ce sens, l'objet artisanal est plus « cosmique » que bien des œuvres d'art, non par une intention précise, mais en vertu d’une convergence culturelle qui l’inscrit dans le réseau de liens symboliques dont est tissée la communauté où il trouve sa fonction pratique en résonance avec des structures universelles. Ainsi, « toute maison est le monde en effigie et tout autel est situé au centre de la terre […] » dans l’univers symbolique, où « une chose n’est pas seulement ce qu’elle est pour les sens, mais aussi ce qu’elle représente » d’un seul tenant dans le microcosme et dans le macrocosme.
On pourrait dire qu’en gros, l'être humain contemporain transforme en appareil tout ce qu'il touche —même les symboles, là où l'être humain des sociétés traditionnelles transforme en symbole tout ce qu'il touche —même les outils. Qu’ont-ils à se dire et à apprendre l’un de l’autre ? Leur dialogue est propre à mettre en lumière les points aveugles de leurs positions respectives, qui pourraient être désignés schématiquement comme suit : pour le monde moderne, l’indifférence au qualitatif qu’institue le règne profane de la quantité (voir René Guénon); pour le monde de la tradition, le sacrifice du bouc émissaire que ritualise tout sacré (voir René Girard). Voyant par le biais l’une de l’autre ce qui fait défaut à chacune, ces deux formes d’humanité, aujourd’hui le plus souvent entremêlées, seraient alors mieux en mesure de dépasser certaines impasses, voire de cheminer ensemble par-delà celles-ci, dans les voies non seulement d’une coexistence plus harmonieuse, mais d’une vie plus équilibrée et plus riche de sens pour tous.

Symbolisme et diabolisme

Il est significatif qu’étymologiquement, le mot « symbole », venant du grec « symbolos » pour « ce qu’on fait tenir ensemble », ait pour antonyme le mot « diable », venant du grec « diabolos » pour « ce qui brise, fracture ». Cela suggère combien l’être-ensemble tient littéralement au symbole et qu’à l’opposé, la rupture du lien social et symbolique a quelque chose de diabolique, enfermant les êtres dans un affrontement irréconciliable entre eux et avec leur environnement, en rivalité continuelle dans une compétition stérile. On comprend mieux dès lors quel rôle indispensable une compréhension et une appréciation de la vie symbolique pourraient jouer dans le retissage du lien social à l’intérieur des communautés humaines et à plus grande échelle entre elles, par exemple entre les Premières Nations et les sociétés façonnées par la modernité. Ces dernières ne plongent-elles pas aussi leurs racines plus lointaines dans des univers symboliques non moins cohérents?

L'esprit doit compléter activement le symbole pour le rendre efficace; d'où la nécessité d’une transmission personnelle et transgénérationnelle, notamment par des rites de passage. Il s’ensuit que la tradition qui perd le sens de cette appropriation personnelle de l'esprit devient virtuellement caduque en se figeant dans un automatisme ou un conformisme qui s’avèrent facilement opprimants et source de division. C’est au nom de l’esprit qu’une protestation doit alors s’élever, mais celle-ci sera d’autant plus féconde qu’elle puisera aux sources vives de la tradition qu’elle conteste afin de la raviver, quitte à emprunter à d’autres traditions vivantes des ressources pour redynamiser celle-ci. C’est ce dernier modèle que le dialogue entre les Premières Nations et les autres sociétés d’aujourd’hui pourrait bien être appelé à incarner. L’initié spirituel voit tous les éléments du visible sous l'angle symbolique, ce qui est pour lui voir la réalité telle qu'elle est. Il est peut-être le mieux placé pour contester l’arraisonnement du monde par la Technique (voir Martin Heidegger), cette raison instrumentale qui est devenue pour l’humanité contemporaine le principal mode d’appréhension de l’univers et de sa propre existence, avec quelque chose de « diabolique » —en dépit ou à cause de son efficacité matérielle immédiate—qui se traduit aisément en exploitation et en aliénation. La comparaison de ces deux attitudes peut s’avérer fructueuse pour arriver à un rapport sain et juste avec tous les êtres. Elle permet notamment de poser la question des limites de notre corps individuel ou collectif et de l'importance de les symboliser pour assumer les conflits.

Un centre qui est partout —même en Occident

La redécouverte de la vie symbolique, notamment à l’exemple des Premières Nations, pourrait constituer un antidote à la contamination des esprits par un utilitarisme calculateur irrésistiblement contagieux. Elle appelle aussi un autre regard sur l’évolution historique de l’Occident, permettant de repérer les points de bascule où le sens du symbole, dans sa portée universelle et englobante, s’est perdu aux Temps modernes, afin de puiser de nouvelles forces à ses sources anciennes, à partir desquelles la perte graduelle du sens apparaît clairement. Il convient à cet égard de méditer cette observation pénétrante de Frithjof Schuon (1907-1998), maître soufi suisse initié à la spiritualité autochtone des Lakotas, dont le mode de vie traditionnel fournit la thématique de son art pictural d’inspiration médiévale : Devant une cathédrale, on se sent réellement situé au centre du monde ; devant une église en style Renaissance, baroque ou rococo, on ne se sent qu’en Europe.

Jean-Noël André a justement commenté durant cette table ronde que l’impression d’être au cœur du monde qu’on a dans une cathédrale médiévale, construite par des artisans selon une symbolique rigoureuse autant que concrète, n’est pas sans évoquer l'image d'un Innu parcourant seul la toundra, qu’un Occidental dirait « perdu au milieu de nulle part », mais qui justement ne s’y sent pas perdu comme lui : il ne dépend pas d’un système abstrait de coordonnées cartographiques, mais se sait au centre du monde du simple fait d’être exactement là où il est à cet instant précis, au milieu d’un espace que mesure son corps un pas après l’autre. Un autre intervenant, lui-même Innu, Léopold Hervieux, a renchéri en témoignant qu’ayant eu l’occasion de visiter la basilique de Vézelay en Bourgogne, il y a pris conscience de ce que ses bâtisseurs médiévaux employaient les mêmes mesures que ses ancêtres d’Amérique, c’est-à-dire celles du corps humain : la coudée, le pouce, le pied. Il réalisa alors qu’il n’y avait pas de différence fondamentale entre la culture profonde des Autochtones et celle des Français qui se joignirent à eux pour habiter le Canada quelques siècles après avoir bâti les cathédrales. Il convient toutefois d’ajouter qu’une telle réalisation demande que l’on fasse l’effort de creuser jusqu’à un certain tuf commun de notre humanité, que serait la vie symbolique transfigurant son inscription charnelle dans l’environnement naturel.

Or il ne faut pas se cacher la difficulté de cette tâche, avec la sédimentation d’une autre manière d’être qui a interposé au fil des siècles une distance croissante entre les descendants des colons européens et non seulement les Premières Nations de l’Amérique, mais aussi leurs propres ancêtres du Moyen Âge et de l’Antiquité. Ainsi, il n'y a déjà plus de symbolique efficace dans l’art occidental dit « classique » à partir de la Renaissance, avant laquelle on parle de « primitifs » même pour ses précurseurs directs encore empreints d’un esprit médiéval, alors que leurs techniques sont déjà modernes (comme la perspective, « réalité virtuelle » de l’époque). Il y a à partir de ce moment des œuvres d'art qui tiennent un discours allégorique sur des thèmes religieux, captent la nature dans un cadre artificiel, ou expriment des états subjectifs privés : rien dans tout cela qui relève d’une expérience participative de l'être par la médiation incarnée du symbole. Par comparaison, dans les formes traditionnelles, à la fois esthétiques et pratiques en vertu de leur enracinement dans l'essentiel, on est spontanément mis en contact avec le centre du monde, qui est en même temps celui de la personne et de la communauté humaine, elle-même symboliquement liée à la communauté universelle de tous les êtres, dans la nature et par-delà. Tous ces niveaux communiquent par leur centre, qui est toujours notre propre cœur. Le cœur du monde et celui de chacun n’en font qu’un. La vie symbolique à retrouver consisterait alors à savoir syntoniser cette concordance intérieure de tous les êtres, comme une résonance au niveau de l'être en général, dont témoigne encore aujourd’hui l’expérience des Premières Nations. Tels seraient le sens profond et la portée universelle de l’espèce de prestige traditionnel dont elles jouissent dans la galaxie de mouvements sociaux que fédère le Forum social mondial, contestant l’hégémonie d’un Occident moderne qui se trouve être issu du refoulement de la vie symbolique à la source de toutes les cultures, y compris la sienne. D’où l’importance pour celle-ci de s’ouvrir au rappel de ces fondements symboliques au contact des autres cultures que sa conquête du monde a mises en péril, alors qu’elle-même y perdait son âme.

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