BEAUTÉ ET FRAGILITÉ

Conférence donnée lors du colloque Les Amis de la Vie, en janvier 2009 à Toulouse

« En moi beauté et personne résonnent de la même manière : la personne est une œuvre d’art, toute vie est une œuvre d’art, peut-être la plus belle qui soit mais aussi la plus fragile. On peut mettre des œuvres sous scellés, les protéger dans un musée … avec une personne c’est impossible. »

par Marie-Claire Grasset

Marie-Claire Grasset est psychothérapeute et présidente de l’association Domino ; elle vit à Toulouse.

Beauté

Qu’est-ce que la Beauté ? Nous voilà plongés devant un terme qui est loin de faire l’unanimité. Il est fort difficile de définir ce mot tant il renvoie, je pense, à une expérience subjective, aussi subjective que peut être celle de l’amour. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il faille renoncer à s’exprimer sur ce qu’est la Beauté, à s’approcher de ce qu’elle recouvre.

Mon propos de toute façon n’a aucune prétention philosophique, il veut simplement vous communiquer comment cette expérience de la Beauté m’a guidée et conduite au long de mon existence et quelle forme elle prend aujourd’hui pour moi, notamment à travers tout ce j’engage dans Domino avec Yves, Michèle, Claire et Marc, pour ne citer ceux qui sont présents, confiante dans le fait que ce qui est le plus personnel rejoint ce qu’il y a de plus universel et par voie de conséquence a des chances de vous rejoindre.

Beauté et personne

J’ai vécu toute mon enfance et mon adolescence dans un village rural vendéen. L’art et la culture académique telle qu’on peut l’entendre y étaient peu présents. Je n’allais jamais au concert ou au musée, le théâtre se limitait à du théâtre de patronage avec une qualité artistique somme toute discutable. Je dirais que l’ouverture de ma sensibilité à la beauté a pris deux chemins celui des longs moments passés dans la nature, dans le jardin avec mon papa, mais surtout celui de la vie partagée avec les gens de mon village. Je passais de longues heures à les regarder vivre et travailler, du boulanger au forgeron où le rapport au feu, à la matière, me fascinait, à l’infirmière qui m’emmenait avec elle faire ses tournées, des vignerons qui taillaient la vigne… Il y avait une diversité d’univers que j’aimais. La beauté, je la voyais avant tout dans ces visages burinés par le travail, dans la joie de vivre, dans la gratuité des relations, dans les célébrations, les fêtes de quartier, une solidarité assez naturelle… et je passais mes journées dans cette quête. C’est certainement cela qui m’a conduite dans mon choix professionnel, dans mon désir d’aller à la rencontre de la beauté cachée dans le cœur de tout homme.

En moi beauté et personne résonnent de la même manière, la personne est une œuvre d’art, toute vie est une œuvre d’art, peut-être la plus belle qui soit mais aussi la plus fragile. On peut mettre des œuvres sous scellés, les protéger dans un musée … Mais avec une personne c’est impossible tout est toujours mouvant, elle peut être belle dans un instant, lumineuse puis complètement éteinte, inexistante dans l’instant suivant. Ce qui me passionne c’est de faire que les moments d’éclat soient de plus en plus fréquents et visibles. Le théâtre qui est un art vivant est pour cela un canal merveilleux.

Beauté et fragilité

Une autre expérience fondatrice pour moi a été celle de la rencontre avec la fragilité, ma propre fragilité mais aussi celle de l’autre. Comme nous l’avons travaillé dans le spectacle Poly Chromie & Cie(spectacle créé avec des personnes souffrant d’un handicap mental ou psychique), les quatre expériences qui ont mis en route Bouddha, qui mettent probablement en route tout homme, à savoir celles de la pauvreté, de la maladie, de la vieillesse et de la mort, ont forgé mon regard sur la beauté. Parfois je me demande si la beauté en tant que telle existe.
J’aime quand François Cheng dit qu’au fond c’est notre regard sur ce qui nous entoure qui fait apparaĂ®tre la beautĂ© : « Contempler (…) c’est communier, c’est faire advenir la beautĂ©. La beautĂ© n’est pas cette forme seulement extĂ©rieure, fixĂ©e une fois pour toutes, qu’on peut Ă  sa guise poser sur une Ă©tagère comme une statuette. La beautĂ© est Ă©lan vers la beautĂ©, fontaine Ă  la fois visible et invisible, qui jaillit Ă  chaque instant depuis la profondeur des ĂŞtres en prĂ©sence. Puisque la beautĂ© est rencontre, toujours inattendue, toujours inespĂ©rĂ©e, seul le regard attentif peut lui confĂ©rer Ă©tonnement, Ă©merveillement, Ă©motion …  ».
C’est ce que me disait également la maman d’une des personnes handicapées de la troupe : « Au fond c’est notre regard qui fait que les choses sont belles ».

Oui, tout est affaire de regard, d’écoute, d’ouverture quand il s’agit de beauté, comme tout est affaire d’accueil, de compassion face à la fragilité. La Beauté demande, si on veut en faire l’expérience d’être fragile, vulnérable. Elle se propose, elle se recherche, elle ne s’impose pas.
Mon expérience auprès de personnes dont la fragilité est apparente, que ce soit auprès des personnes handicapées mentales, polyhandicapées, traversant une maladie mentale, a développé chez moi une certaine acuité, un questionnement que j’ai retrouvé par la suite chez un certain nombre d’artistes comme Rouault :
« Plus nous sommes artistes, plus nous devons faire de la beautĂ© avec l’horreur du mal lui-mĂŞme. Il est vrai qu’il faut avoir le courage de prendre ce mal en soi, et la force de le supporter. (…) L’artiste est celui qui sauve le monde de la douleur en lui donnant les plus belles formes de l’amour.  »

C’est ce cri que j’ai entendu lorsque je travaillais à l’hôpital psychiatrique, ce désir vital de parvenir à exprimer l’angoisse, dans des formes qui parfois peuvent paraître brutes, en tout cas bien souvent loin des sentiers battus des canons artistiques. C’est le même cri que j’entends souvent dans les ateliers ou séjours que nous animons.

Prendre un pinceau, ou Ă©crire pour ces personnes ne relève pas que d’un passe-temps. Cela procède d’un besoin intĂ©rieur impĂ©rieux de communiquer leurs combats, leur dĂ©chirement, fĂ»t-ce de manière dĂ©sordonnĂ©e et par moment irrecevable. Comme si l’art Ă©tait la porte d’accès Ă  la partie la plus enfouie, la plus tĂ©nĂ©breuse d’elles mĂŞme, comme s’il avait pour mission de « briser l’espace Ă©troit et angoissant du fini  »dans lequel elles Ă©taient plongĂ©es pour reprendre les propos du pape Pie XII dans sa Lettre aux artistes. L’art nous connecte avec ce qu’il y a de plus profond en nous, Ă  l’invisible qu’il a pour mission de rĂ©vĂ©ler . A la fin d’un sĂ©jour artistique de deux semaines, Arnaud me dira : « Quand je fais du théâtre, je touche mon âme. »

Par la suite, j’ai animé des ateliers d’expression théâtrale auprès de personnes handicapées mentales. C’est un autre pan qui s’est alors ouvert pour moi. J’ai été émerveillée par leur simplicité et par la joie que leur procurait la scène. Etre en lumière pour une fois, pouvoir être regardée, avoir devant soi un champ qui s’ouvre et non qui se ferme : celui du possible.

Je dirais qu’elles ont décuplé chez moi l’inventivité. Elles ont un tel désir de se donner qu’il me faut chercher les moyens de le leur permettre, tout mettre en œuvre pour que la beauté qui les habite puisse rejoindre le regard d’un grand nombre. Leur fragilité est devenu le canal de mon chemin de création si je puis dire et c’est une grande chance.

Par ailleurs leur maladresse, leur défaillance, ne constituent pas un obstacle. Au contraire il y a là un trésor, une mine d’or enseignante non seulement pour moi mais pour beaucoup, notamment pour des artistes. Elles n’ont rien à prouver, rien à perdre. Elles sont sans illusion sur elles même, conscientes de leur handicap.

J’ai accueilli un jour Josette venue de Suisse avec son Ă©ducatrice dans un stage d’expression théâtrale. Josette n’avait jamais quittĂ© le centre dans lequel elle vivait depuis plus de trente ans. Josette ne parlait pas et avait besoin d’être accompagnĂ©e pour tous les gestes de la vie quotidienne : repas, toilette… Elle Ă©tait qualifiĂ©e d’« arriĂ©rĂ©e profonde  ». Je lui ai proposĂ© d’aller sur scène comme les autres stagiaires, elle l’a fait, et je l’ai vue alors comme une enfant cherchant Ă  saisir la lumière, jouant avec elle… C’était magnifique Ă  regarder et un profond silence s’empara de chacun. Josette s’attachait Ă  expĂ©rimenter ce qui Ă©tait devenu presque banal pour moi et les autres stagiaires : la lumière, et elle nous permettait de la contempler. Aucun artiste professionnel n’aurait pu le faire de la mĂŞme manière.

Conclusions

« Faire de la beautĂ© avec l’horreur du mal lui-mĂŞme  » comme dit Rouault, n’est-ce pas au cĹ“ur de ce paradoxe que rĂ©side le plus grand pouvoir transformant de l’homme, celui que rien ne peut arrĂŞter, ni la folie, ni les guerres, ni les camps de concentration. On ne peut rĂ©soudre ce paradoxe ni par la force, ni par l’ambition, ni par la puissance mais bien Ă  travers la dĂ©licate voie de la fragilitĂ© acceptĂ©e, traversĂ©e …. Celle qui nous fait entrevoir l’autre, le tout autre, l’inconnu, l’innommable…

Faire de la beauté en traversant nos fragilités personnelles et sociétaires, c’est cela qui apaise, c’est cela qui rend libre et digne. Chaque acte de beauté si petit soit-il, construit, humanise, pacifie, contribue à donner l’espérance, et c’est tout l’enjeu du travail que nous engageons à Domino et nous ne nous en lassons pas.

J’ai envie de conclure par cette phrase de Maurice Zundel : « Je ne connais pas de musique plus merveilleuse que ce chant qui jaillit des âmes dès que l’on s’agenouille devant leur mystère.  »