PRÉCARITÉ ET SOLIDARITÉDANS LA CULTURE LATINO-AMÉRICAINE

Conférence donnée lors de la Rencontre du Congrès de Dardilly en 1996, France

La beauté, c'est une blessure que l'on porte sur le côté, cette blessure ne cicatrise pas mais elle fleurit. Elle s'intègre au patrimoine, car elle est passé vivant, présent dans le présent, et en même temps elle est le futur qui vit déjà dans le présent.

par Fidel Sepulveda

Fidel Sepulveda, poète chilien, était directeur de l'Institut d'esthétique de l'Université Catholique de Santiago du Chili.

Le temps est court et vaste le sujet : l'Amérique latine, l'art, la culture, la communion.

Notre culture est métissée d'Européens, d'Indiens d'Amérique et d'Africains. Elle est à la fois facteur de division entre blancs et non blancs qui se combattent à l'intérieur du métis et facteur d'union et de communion entre le rituel européen et les rituels indigène et africain.
Cette culture dérivée produit des paradigmes, par exemple la représentation du Christ jeune et souffrant ou celle de Marie. Cette dernière est figure de rencontre entre les déesses indigènes qui n'ont pas succombé aux guerres de conquêtes et le sacré féminin européen. Ce ne sont pas des vierges blanches ; elles traduisent un syncrétisme du sacré européen et du sacré indien.

Les signes de rencontre de ces deux identités sont les grands sanctuaires mariaux d'Amérique latine. Autour de la vierge de Guadalupe au Mexique, à Copacabana en Bolivie ou à la Tirana au Chili se réunissent les diverses ethnies, avec toutes les strates sociales et culturelles. Ces métis souffrent d'être orphelins de père et se réfugient sous la protection d'une mère. Le soldat espagnol a semé dans le ventre de l'indienne et s'en est allé. Cela a engendré une génération centenaire d'orphelins. La mère reste, mère comme assistance terrestre, et vierge du ciel comme assistance céleste.

La culture latino-américaine est une culture de la précarité, précarité comme pauvreté matérielle mais non spirituelle. Le manque des moyens entraîne une découverte de l'infini que contient chaque chose, et aussi, de l'infini de l'homme, comme ouverture au monde. Face à la culture post-moderne du déchet existe la culture de l'attention aux usages multiples et aux multiples fonctions de ce qui nous entoure.

Elle est aussi une culture de la solidaritĂ© et de la gratuitĂ© : compassion, dans le sens de souffrir avec celui qui souffre, et cĂ©lĂ©bration, dans le sens de se rĂ©jouir avec celui qui est joyeux. Dans la manière traditionnelle de travailler existe l'institution culturelle de la « minga », travail solidaire de toute la communautĂ© pour aider celui qui en a besoin. Cette solidaritĂ© a crĂ©Ă© les « marmites communes », pour rĂ©pondre Ă  la faim en rĂ©pĂ©tant la multiplication des pains. Dans ce registre-lĂ , j'inclurais Ă©galement les fĂŞtes, tant profanes que religieuses, oĂą se vivent la gratuitĂ© et la communion. La communion est vĂ©cue comme un axe entre le cosmique et l'humain, l'humain et le divin. De tout cela est composĂ©e la culture populaire d'AmĂ©rique latine, qui n'est guère reconnue et apprĂ©ciĂ©e par les « Ă©lites ».

L'art est un double de l'homme une carte qui rend compte de l'homme, et, de surcroĂ®t, une carte prospective, prophĂ©tique qui dĂ©tecte non seulement ce qui est, mais aussi ce qui est appelĂ© Ă  ĂŞtre. Il est aussi le lieu de rĂ©vĂ©lation de la transcendance humaine. Dans la culture aztèque prĂ©colombienne, il y avait un ministère du chant. Sans doute est-ce cela qui a conduit le philosophe mexicain JosĂ© Vasconcelos Ă  parler de race cosmique, en se rĂ©fĂ©rant Ă  l'expĂ©rience humaine amĂ©ricaine qui est rencontre des diverses races et des diverses expĂ©riences de l'histoire. En AmĂ©rique, elles ont l'espace pour vivre en harmonie et en plĂ©nitude. Le fondement de cela, je l'appelle la dimension esthĂ©tique de la culture latino-amĂ©ricaine. Plus que rationalitĂ©, c'est une sensibilitĂ© solidaire qui vibre Ă  tous les aspects de la vie personnelle et sociale. Dans cet esprit, le poète chilien Nicanor Parra dit que « la poĂ©sie est un article de première nĂ©cessitĂ© ».

Je parlerai de la beauté comme d'une blessure. On a beaucoup parlé de blessure. La beauté, c'est une blessure que l'on porte sur le côté, que chaque homme porte sur le côté. Cette blessure ne cicatrise pas mais elle fleurit. C'est cela la beauté ; elle s'intègre au patrimoine, car elle est passé vivant, présent dans le présent, et en même temps, elle est futur qui vit déjà dans le présent. La dimension esthétique a sauvé, sauve et sauvera la culture latino-américaine.

Comment se manifeste la présence de l'art qui donne la lumière à l'être latino-américain ? Regardons-le sous trois aspects : la création individuelle, la création communautaire et l'art de vivre.
A propos de la crĂ©ation individuelle, je voudrais rendre hommage aux cinq prix Nobel. Je dirais que la culture latino-amĂ©ricaine est « Un labyrinthe de solitude », titre d'un livre d'Octavio Paz, un parcours en « Cent ans de solitude », titre d'une Ĺ“uvre de Gabriel Garcia MĂ rquez. Ce sont « Les hommes du maĂŻs », titre d'une oeuvre de Miguel Angel Asturias, ces hommes du maĂŻs de l'AmĂ©rique moyenne et du sud auxquels parle Pablo Neruda. Cette culture rĂŞve depuis que Gabriella Mistral lui a dit :« Toutes nous allions ĂŞtre reines, de vĂ©ritable royautĂ©.  »
Mais aucune n'a été reine, ni au Sud du Chili ni en Amérique centrale.

« Continuez de chanter. Elles chantent celles qui sont venues et celles qui viendront aussi chanteront. Toutes, nous allions ĂŞtre reines de vĂ©ritable royautĂ©. »

La création communautaire est fondamentalement une opération d'amour, d'amour du monde, amour de l'homme, amour de Dieu. Je voudrais le synthétiser par une strophe du folklore qui dit :
« Un impossible me tue, pour un impossible je meurs. Il est impossible d'oublier l'impossible que j'aime.  »

Enfin, je synthétiserais l'art de vivre par l'ordre d'une vie en trois dimensions : la foi, l'espérance et l'amour. Et j'oserai dire que, de la même manière que le Matto Grosso, cet ordre est une réserve d'oxygène pour toute la planète. En Amérique latine, il y a une réserve de foi, d'espérance, d'amour.
Sur la foi, j'aimerais lire un texte que j'ai Ă©crit en Allemagne, quand j'ai appris la nouvelle de la mort de ma marraine, qui est aussi une de mes tantes. La fin dit ceci : « Ainsi est le monde, et il tombe en morceaux, mais restent ceux qui volent avec la mort de montagne en montagne, ceux qui parlent avec la grâce, les bienheureux, ceux qui se sont assis sur les genoux de Dieu, ceux qui ont pris Dieu sur leurs genoux. »

Pour tĂ©moigner de cette foi, de cette espĂ©rance, de cet amour, voici une poĂ©sie qui cherche Ă  interprĂ©ter la vocation de transcendance de l'homme latino-amĂ©ricain : « Je voudrais que le jour ne se termine pas et pousser mes pas par les rues, les chemins, les horizons qui depuis toujours m'ont attendu.  »