UN CHEMIN D'HUMANISATION POUR NOTRE TEMPS

Conférence donnée en mai 2002, au congrès de Cluny

Le noir est le matériau premier de l'acte créateur. Vérifié par la chaleur du don, il se colore progressivement jusqu'à l'embrasement. Choisir la voie de la beauté, c'est accepter que la matière dont je suis fait soit le matériau premier de toute vie.

by Olivier Fenoy

Olivier Fenoy est comédien. Il a fondé l'Office Culturel de Cluny et fut le premier initiateur du congrès.

Annoncer que la Beauté sauvera le monde, chez Dostoïevski, relevait de la Prophétie et il est pour moi important de noter en introduction qu'il ne proclama pas celle-ci de manière solennelle du haut d'un quelconque Sinaï ou plus prosaïquement à l'occasion d'un improbable discours d'intention. Tout à l'inverse, il l'attribue de manière presque discrète à tel de ses personnages dans L'Idiot ou encore dans Les Frères Karamazov, c'est à dire dans la vie ou plus exactement au coeur même du chaos humain qu'il décrit, cette pauvreté que chante toute son oeuvre jusqu'à la transfigurer (rappelons nous Raskolnikov et Sonia de Crime et châtiment). A l'heure actuelle et plus d'un siècle après qu'elle ait été formulée, même si l'annonce de cette prophétie, « La Beauté sauvera le monde » peut encore paraître utopiste à certains, il faut bien reconnaître que, de manière assez générale, elle interpelle immédiatement nos contemporains sans que ceux-ci ne sachent trop pourquoi. Je m'en rends compte tous les jours, tandis qu'il y a trente ans, et malgré la bascule de mai 68, ce n'était vraiment pas le cas. Alors, pourquoi ? Et bien parce que nous ne sommes plus dans le temps de la Prophétie, mais dans celui de son accomplissement.
Avant les années 1980-1990, le mythe des idéologies ne s'était pas encore complètement effondré, et l'homme, rompu à ces manipulations diverses mais constantes, tout en étant déjà fortement atteint de désespérance sur le sens même des choses et de la vie, continuait de croire aux idées, aux systèmes, aux politiques, à la militance syndicale ; il n'était peut-être pas autant à bout de souffle qu'aujourd'hui, au point de nommer de manière toute nouvelle ces dernières années à travers littérature et médias, « un besoin  »vital de « sens », pour ne pas dire de transcendance. Lors des quatre assemblées précédentes de notre Congrès et dans l'ensemble de nos publications, nous avons à maintes reprises cité le discours de Soljenitsyne écrit et non prononcé à l'occasion de son Prix Nobel. Il y commente cette annonce prophétique de son grand aîné. Une fois encore, je vais y revenir puisque dans ces journées, nous nous sommes autorisés à redire la quintessence de ce que nous croyons : « La Beauté sauvera le monde, a dit Dostoïevski. Ainsi cette ancienne trinité que composent la vérité, la bonté et la beauté n'est peut-être pas simplement une formule vide et flétrie, comme nous le pensions au jour de notre jeunesse présomptueuse et matérialiste. Si les cimes de ces trois grands arbres convergent, comme le soutiennent les humanistes, mais si deux de ces troncs ostensibles et trop droits que sont la vérité et la bonté sont écrasés, coupés, étouffés, alors peut-être surgira le fantastique, l'imprévisible, l'inattendu : les branches de l'arbre de beauté, perceront et s'épanouiront exactement au même endroit et rempliront ainsi la mission des trois à la fois. »
Ces troncs trop ostensibles et trop droits que sont la vérité et la bonté sont-ils donc à ce point écrasés, coupés, étouffés, pour que le fantastique, l'imprévisible, l'inattendu surgissent et que la Beauté se révèle être la seule réponse aux attentes de ce temps ? Je le crois. Le Beau est l'éclat du Vrai, ce qu'aucun artiste ne contestera au regard de son expérience ; et comment révéler la Beauté autrement que dans un mouvement d'ouverture et de don, de gratuité, c'est-à-dire d'amour ou encore de Bonté ? Cependant, chacune de ces portes d'entrées spécifiques quant aux questions existentielles de l'homme ont, d'une certaine manière, leur temps au regard des événements et des situations socio-politiques. Aussi, je vais tenter sommairement d'en survoler l'évolution durant ces deux derniers siècles, après avoir évoqué quelques généralités qui me tiennent à coeur concernant la prescience de la Beauté au travers des grands courants de civilisation méditerranéens.
Quêteurs de vérité et de perfection, les Grecs, par leur art, organisent la société et c'est la paix idéale du Parthénon. Bien avant, les Egyptiens tendent à exprimer par des architectures d'envergure, fruits de gigantesques chantiers pharaoniques, une vision grandiose et cosmique de l'homme, l'homme reconnu en appartenance à un ordre hiérarchique parfait comme en témoigne la pyramide. Mais dans les deux cas, la Beauté n'atteint pas le mystère de la transcendance parce qu'ils en excluent la pauvreté et la souffrance humaine en mettant l'art au service d'un système de pensée et de régulation de la société. Ce en quoi les Romains excelleront par la suite dans une vision de pouvoir et de domination. Or, c'est au cÅ“ur même et pour ainsi dire à l'apogée de cette civilisation que se situe la croix du Christ. Evènement à la fois si discret et tellement banal en son temps qu'il ne saurait être considéré pour beaucoup comme véritablement historique, la Croix mise en exergue n'en est pas moins la reconnaissance d'une vision salvatrice de l'homme blessé à travers tous les siècles. Véritable révélation du mystère humain conduit jusqu'à son terme, elle est la clef de voûte de l'expression incarnée de la Beauté. L'homme souffrant, l'homme défiguré mais aussi l'homme cohérent dans le don de lui-même, en fidélité à lui-même, y est magnifié jusqu'à pouvoir admettre comme le disait Michel Pochet également à Louvain que « la laideur sauvera le monde ».
Par la « Gloire de la Croix », le chant de l'homme est mené à sa plénitude et c'est pourquoi elle a tant inspiré et renouvelé l'art en général, bien au-delà du seul art sacré. Cela est vrai en peinture, en sculpture, et en architecture bien évidemment, mais peut-être avant tout dans la théâtralité du drame humain, dans l'écrit. Le récit de la Passion n'est-il pas dès les origines du christianisme le livret le plus sobre et le plus tragique qui soit et n'en retrouvons-nous pas la trame dans nombres d'Å“uvres profanes telles que Mère Courage de Brecht tout aussi bien que chez Goya ou Camille Claudel ?
Si cette icône de la Croix est reconnue de manière universelle, c'est qu'elle nous est commune à tous. Du fait qu'elle traverse le chaos de la matière en ne dissimulant rien de la pauvreté, de la souffrance, de l'injustice, de la lâcheté et de l'ignominie humaine, elle préfigure toutes les Shoah et dit l'irréductible dignité de l'homme, serait-ce à travers son avilissement. Plus, elle est le signe d'une authentique transcendance qui n'est pas affaire de religion ; elle est le signe de la transcendance pour nous donner par la mort le courage de vivre, le signe même de la verticalité assumant l'horizontalité du réel. En cela, nombre d'expressions artistiques antérieures ou postérieures à la Croix sont assurément de la même essence, mais aucune n'est aussi signifiante que la Croix du Christ. Elles le sont à chaque fois qu'elles tentent de dire la dignité humaine dans son aspiration à la sacralité, aspiration que l'on peut reconnaître dès les grottes de Lascaux, aussi bien que dans l'art celte, africain ou amérindien. Ce qu'il y aurait là à regarder, c'est que jamais ces formes d'expressions artistiques n'engendrent de systèmes rationnels ou de volonté de domination. Vaste sujet. Mais revenons en à l'interpellation de Dostoïevski, en nous recentrant sur ces deux derniers siècles et au seul regard du monde occidental, voire même européen.
Après le siècle des Lumières, qui a plus que tous les autres siècles mythifié (glorifié) « l'idée », après la Révolution française et le cataclysme napoléonien dans toute l'Europe, il est apparu comme seule réponse aux scandales de la révolution bourgeoise et de l'exploitation de l'homme par l'homme, un besoin de justice sociale, de charité et par là de bonté. Cette bonté chantée d'abord par Chateaubriand dans son Génie du Christianisme s'est mue, tout au long du siècle, en engagements multiples. Ce fut par exemple la fondation de la Croix Rouge et la naissance de milles sociétés caritatives, tandis que s'imposait l'absolue nécessité de l'action syndicale. Il faut reconnaître que toutes ces initiatives portèrent de grands fruits. Cependant, cette bonté a eu son revers de médaille, comme toujours, que ce soit à l'échelle de nos sociétés : le paternalisme, ou en art : la mièvrerie parfois triomphaliste et grotesque de l'expression néo- sulpicienne. Parallèlement, mais malgré tout dans un second temps, il y eut toute une quête du vrai, qu'elle soit scientifique, philosophique ou sociétaire. Pour prendre le seul exemple des milieux chrétiens, l'effervescence intellectuelle quant à la vérité a été très riche. Considérant à juste titre que les philosophes des Lumières prétendaient détenir la Vérité après s'être approprié le monopole de la Raison, et alors même que le positivisme d'Auguste Comte proposait un bonheur universel niant toute transcendance, sont apparus au début du XXème siècle des Bergson, des Maritain, et tant d'autres par la suite, pour affirmer que la Foi, non seulement ne s'oppose pas à la liberté d'être, mais tout au contraire en révèle l'irréductible mystère. Cependant, on ne saurait échapper à son temps, et toute quête de vérité prend le risque de se muer en idéologie, ou du moins d'être perçue comme telle, lorsqu'elle se théorise jusqu'à prendre le pas sur la Bonté dont elle fixe les critères et lorsqu'elle s'évertue à relativiser la Beauté, en l'idéalisant tant elle craint son besoin de matière et de réelle pauvreté pour se dire.
Ainsi, l'homme contemporain ne s'est pas plus retrouvé dans le marxisme, le nazisme, l'existentialisme ou autres « théories »... que dans une certaine « doctrine catholique » érigée en thèse, alors que le mystère du Christ autant que celui de l'homme, relève de la tragédie au sens le plus noble du mot.
De manière générale, cette incapacité de l'idéologie à voir l'homme autrement que dans une praxis normalisante à laquelle il lui faut correspondre pour être parfait, met en exergue combien il est essentiel de renommer l'homme dans ce qu'il est en lui-même et non pas en l'extériorisant de lui-même. Deux siècles d'imageries héroïques, depuis La Marseillaise de Rude jusqu'aux innombrables sculptures des héros du peuple soviétique au bras levé et à l'allure altière, témoignent assez de ce détestable syndrome d'un mal-être profond qui nous fait chanter l'homme quand il se révèle l'exécutant d'une idée. Si donc Bonté et Vérité se sont en grande part engluées dans leur contraire tout au long des XIXè et XXè siècle (du moins d'un point de vue historique et sociologique) et si le passage par la sève et les fruits de l'arbre de Beauté s'avère à l'heure actuelle la voie royale voire l'ultime recours pour que soit manifesté le caractère unique, sacré, de notre attente, tentons d'en appréhender ensemble les exigences fondamentales.
Et tout d'abord, notons cette vérité élémentaire sur laquelle il nous faut nous arrêter premièrement : si, procédant de la contemplation et y conduisant par l'écoute et le regard, l'expérience esthétique demande de voir, sentir, entendre, toucher, en elle, par contre, tout cadre de référence extérieur au réel, au vécu, ne saurait avoir cours. Cette évidence nous la reconnaissons tout naturellement quand il s'agit de créer ou d'accueillir l'œuvre créée, mais nous avons bien du mal à l'admettre, romains et cartésiens que nous sommes, quand il s'agit de l'homme dans son quotidien et dans ce qu'il peut engager seul ou avec d'autres. Or, du point de vue de la Beauté, les idées reçues fondent comme cire au soleil révélant dans le dénuement de l'orgueil la seule grandeur de la Présence, ascèse nécessaire et suffisante, absolument indispensable.
Etre Présent,
- c'est accepter la vulnérabilité qui, dans l'instant, nous permet de recevoir la vie d'une autre vie, ce que tout comédien, tout peintre, tout artiste a perçu à un moment donné au risque absolu sinon de ne pas être un artiste.
- c'est accepter d'être engendré du dedans, bousculé, travaillé, labouré à chaque instant par cette disponibilité exigeante qui peut aller et doit aller d'une certaine manière jusqu'à une confession (les grandes oeuvres des Giotto, Caravage ou Matisse comme celles de Bach ne sont-elles pas d'authentiques « confessions » ?)...
- c'est au fond avoir déjà par là une attitude contemplative. Et nous savons bien, pour nous être laissés émerveiller maintes fois ou avoir été saisis de compassion, que la contemplation est fondamentalement accueil, qu'elle nous demande d'être réceptacle du créé et de la Création jusqu'à nous laisser en être fécondé au plus intime de nous-même ; qu'alors seulement il nous est donné de créer ou de devenir véritablement sujet de l'acte que nous posons ; et n'est-ce pas là le chemin même de la Contemplation avec un grand C, qui n'est qu'accueil de Celui qui, par essence, est communication de Lui-même jusqu'à nous révéler Son Nom.
Cette expérience qui nous fait souvent dire qu'il y a du « divin » chez nombre de grands artistes, nous l'avons tous faite et parfois en nous-même. Mais attention, il ne nous faut jamais oublier que cette disponibilité au Présent n'est pas vertu morale théorique codifiable, mais bien plutôt abandon réel et conscient au travers même de tout ce que nous sommes et par là seulement creuset de fécondité.
Car, qu'on le veuille ou non, la Beauté ne saurait relever d'un quelconque « moralisme » et en cela elle est étrangère à toute vision dualiste qui situerait, par exemple, la chair du côté du mal et l'esprit du côté du bien. Aussi dire « La Beauté sauve le monde » et vouloir en être signe, c'est accepter et choisir que la matière, la chair, le « magma » humain que je suis soit matériau premier de toute vie. Ce matériau primaire, composé des atavismes comme des aptitudes de chacun, de la peur de la mort, de l'égoïsme, de l'idéalisme, du matérialisme, de la douleur charnelle... va générer une lumière comme enfouie et ignorée de nous-mêmes en se laissant interpeller de l'intérieur par le regard de l'autre, en se laissant pour ainsi dire « réchauffer  »de l'intérieur par cet échange, jusqu'à ce que, mû par le désir de se dire, la pâte que nous sommes ait levé. La levure du désir m'agrandissant au-delà de moi-même, rien d'étonnant alors qu'elle dilate en moi-même un nouvel état de « communiant  »qui va me donner d'être plus avant et par là de créer.
Paul Klee, à travers sa peinture, a ouvert et osé une façon de révéler la lumière non pas comme une source extérieure mais intérieure à l'homme et à toute matière. Par là, il contredit Platon et, de manière très consciente et souvent exprimée, les néoplatoniciens de la Renaissance Italienne... Partant d'un noir, il le travaille jusqu'à en laisser transparaître la luminosité. Et c'est alors comme si le noir originel se consumait dans le chatoiement des couleurs, expérimentant par là que la lumière n'existe pas en elle-même, de même que le soleil n'est lui-même que matière en fusion.
Pour un comédien, c'est toute la question de la vérité dans l'acte. Est-il sujet de l'acte qu'il pose ou n'en est-il que l'artifice, tel la surface d'un écran de cinéma sur lequel on projette l'image, image à laquelle il tenterait de se conformer ? En somme, d'où reçoit-il son jeu, de l'extérieur ou de l'intérieur ? Pour exemple, dès que je me soucie de mon rôle, de mon costume, de l'effet recherché sur le public... j'ai vite conscience d'être artificiel, faux. Au contraire, dès que je m'ordonne à l'autre, en partant de ma pauvreté, de mon noir, voire de mon vide, je fais au final l'expérience d'être juste.
C'est en cela que l'on peut affirmer que « la lumière procède du noir », non seulement dans l'ensemble du créé, ce qui est une évidence scientifique, mais également en nous. Et le dire c'est déjà expérimenter que la masse compacte de notre existence charnelle est capable de se soulever, de se muer en lumière. Ainsi perçu, le noir n'est donc pas un élément négatif de nous-mêmes, contrairement à une imagerie millénaire largement répandue, mais bien plus sobrement la matière et la chair dans leur état brut, sauvage, lourd, informe, encore inexprimé. En cela il est le matériau premier de l'acte créateur. Vérifié par la chaleur du don, il se colore progressivement jusqu'à l'embrasement. Mais, pour permettre que cette création nouvelle ou plutôt « achevée » se révèle expression même de la Beauté, il nous faut aller jusqu'au bout de cet embrasement et ne pas s'en tenir au seul palier de la tiédeur, cet état de captation où le regard de l'autre devient ma propre justification. Ce palier, lorsqu'on s'y arrête, conduit immanquablement par exemple soit à ne se soucier que de savoir si « on est reconnu  »soit, et j'en sais quelque chose pour m'y être arrêté trop souvent et en avoir souffert, à une subtile idéalisation de l'autre. Idéalisation dans laquelle je ne cherche pour finir que la projection d'une certaine image de moi-même. Autrement dit, je m'aime en l'autre, je me cherche en lui, je donne pour moi. La bascule est là, entre ces deux questions :
Est-ce que je donne pour m'exprimer ?
Ou est-ce que je me donne pour exprimer ?
Passer du pour soi au plus grand que soi en se laissant mouvoir de l'intérieur est, en quelque sorte, l'étape de délivrance que seule permet la grâce et que les espagnols, du moins Garcia Lorca, appellent l'accueil du « Duende », ce feu sacré qui enflamme tous nos drames cachés, toutes nos pauvretés, les révèle, et dont la mort n'est plus l'ennemie, ni non plus l'étrangère, mais le don en lui-même qui ouvre l'ultime porte à la vie. Car, qu'on le veuille ou non, révéler la Beauté c'est immanquablement passer par une multitude de petites morts, c'est choisir de dompter l'anxiété de la chair pour puiser à la mort le courage de vivre.
Travailler au Présent à cette re-création permanente de soi-même par le labeur de la communion toujours à reconstruire jusqu'à pouvoir affirmer que « la Beauté sauve le monde » dans sa chair, c'est aussi, et par le fait même, se situer fils et coeur de l'histoire, l'histoire étant entendue comme « le mouvement d'amorisation  » (selon l'expression de Teilhard de Chardin) de toute la création et de toute l'humanité convergeant vers l'UN.
Cette tension du particulier à l'universel fait du don l'acte véritablement historique de ma vie puisqu'il me fait habiter autrement le temps et l'espace. Axé dans le temps et dans l'espace, je prends alors conscience, là où je vis, d'être co-créateur d'une réalité humaine au cœur de laquelle il m'est proposé d'inventer des chemins et des espaces vivants aux couleurs toujours plus nuancées et spécifiques.
Cet engagement personnaliste et responsable au cœur d'un monde monolithique de plus en plus mondialisé et hiérarchisé n'est rien moins au final qu'un engagement non-violent pour une authentique révolution des moeurs et des comportements. Et s'il demande la gratuité de la Beauté pour porter remède à toutes les formes possibles d'individualisme latent ou déclaré générées par ce monolithisme, c'est qu'elle seule peut dénoncer l'attrait imbécile du pouvoir et du profit érigé en système.
Enfin, cet engagement capable d'engendrer non pas une quelconque vision d'ensemble avec son programme d'action bien défini et ses rails de sécurité, mais une société véritablement plus humaine, demande qu'on s'y jette en sachant qu'il n'y aura pas de filets protecteurs. Car, dire et croire au sens politique que « la Beauté sauve le monde » c'est contribuer en toute connaissance de cause à l'éclosion d'une démultiplication de réalités diverses formées de quelques uns, voire de deux ou trois seulement, qui s'identifient au travers même de leur acte ; c'est avoir, en cela, expérimenté qu'il est impossible de séparer l'Å“uvre à créer ou à incarner de ceux qui la portent, la suscitent, la génèrent dans l'instant par la profondeur de leur relation et s'y tenir toujours en sachant qu'on ne saurait couper la fleur de sa tige sans la faire périr. (Ceci revient à dire qu'il ne saurait y avoir du point de vue de la Beauté une vie propre à la communauté humaine en création qui aurait ses lois spécifiques, celles-ci reposeraient-elles sur une éthique juste et saine, tandis que l'Å“uvre qu'elle suscite serait d'un autre genre). C'est savoir s'émerveiller à tout moment que l'esthétique puisse précéder l'éthique et réaliser, comme j'ai pu l'écrire, que « la Beauté n'a plus rien à dire quand la pensée marche devant ». C'est permettre au final un maillage sociétaire en privilégiant la loi naturelle de l'échange et de la complémentarité proposée par Emmanuel Mounier pour qu'advienne cette mosaïque des peuples « chance pour l'humanité » que nous avions appelée de nos vÅ“ux au Congrès de Zébégeny en Hongrie.
Mais attention ! Si la Beauté est porteuse d'une pareille espérance, on ne saurait répéter à tout vent l'affirmation de Dostoïevski et s'en dire disciple sans accueillir, dans un élan de joie renouvelé, l'exigence de communion et de contemplation qu'elle demande. Celle-ci, n'en doutons pas, éveille toujours une réelle compassion, une brûlure au cÅ“ur chez ceux qui se proposent de la mettre en oeuvre, mais tel en est le prix . Et si nous souffrons tous plus ou moins par moments d'entendre rabâcher ici ou là « la Beauté sauvera le monde » par ceux qui semblent y adhérer de manière superficielle, accessoire ou mondaine, voire anecdotique parce que « Ã§a fait bien » ou que « Ã§a émoustille  », acceptons-en la naïveté, parfois même l'indécence ou l'incongruité, toujours l'antinomie, en nous avouant que nous courons bien plus qu'eux peut-être, le risque d'une marginalité complaisante et auto-suffisante. Car le risque non pas de l'esthétique, mais d'un certain « esthétisme » très vite outrecuidant, superbe et solitaire ou encore « décollé » (ce qui est une autre chose), conduit immanquablement et par vagues, après les trous d'angoisse où l'on se veut incompris, à une sorte de douce euphorie qui induit très souvent une vision décevante ou théorique du monde, jusqu'à nous enfermer dans l'illusion d'être comme « au-dessus de la mêlée ».
Aussi, si la Beauté nous a un jour interpellé par un regard, un jeu de couleurs, une harmonie, la dureté d'une situation humaine, un magnifique panorama ou une petite fleur, si de surcroît, nous avons quelque talent pour le dire, le chanter ou le peindre, surtout, sachons qu'elle est fragile et qu'elle nous enseigne qu'humus et humilité ont même racine. Si nous sommes conscients que Bonté et Vérité sont aujourd'hui en situation d'impasse, et qu'il ne reste plus que notre pauvre pauvreté, comme l'argile dans la main du potier pour pouvoir exprimer que la Beauté sauve le monde, surtout n'ayons pas peur de cette grande indigence. Offrons la. Si nous sommes blessés par nos propres fautes, par nos manquements et ceux des êtres que nous avons aimés, que ce soit en nous-même moyen de création puisque de confession, en sachant accueillir que toute oeuvre de Beauté est un cri, un aveu. Si la traversée de la chair et le passage par la matière requièrent une ascèse qui n'est pas celle du renoncement si souvent mal comprise, mais celle du Don et de la Présence pour que le noir que nous sommes s'embrase jusqu'à être lumière, laissons-nous consumer d'amour dans cette seule attente. Si, pour l'avoir vécu, nous savons que la Beauté « advient sur la crête de l'instant (1)  » par la grâce de la contemplation, dans le regard de l'autre, ou dans un élan de compassion, jusqu'à ne désirer que la seule communion, osons prendre le risque de révéler par tout ce que nous sommes que la Beauté est Parole. Parole qui tout en demeurant au cÅ“ur de la matière veut et ne peut que se communiquer, se dire, comme nous reconnaissons qu'elle « se dit » au travers du marbre ciselé par Michel-Ange, du bronze de Rodin, ou de la toile de Rouault. Alors nous rejoindrons le grand mystère de foi chrétienne qui lorsqu'il affirme que « le Verbe s'est fait chair  » me donne de croire que c'est très certainement pour que la chair se laisse devenir verbe. Car si la vraie Beauté est « Ã©lan » même vers la Beauté, fontaine à la fois visible et invisible, qui jaillit à. chaque instant depuis la profondeur des êtres en présence (1) la Parole qui est en nous nous constitue autant qu'elle nous exprime. Chant de notre unité intrinsèque, elle nous révèle dans notre plénitude ; elle nous demande toujours pour être source de vie et nous identifier d'être un oui à quelqu'un ; donnée elle nous engage tout entier sans qu'il nous soit possible de la reprendre ; serment de reconnaissance mutuelle et volonté d'en vivre, elle n'est pas un contrat qu'on pourrait déchirer alors que, dite en l'air, elle n'est qu'une non-parole. « Les mots que je prononce, c'est mon Etre que je tiens dans mes mains, que j'écarte les doigts et je Le laisse s'échapper », confesse Thomas More... C'est pourquoi, dans un monde en quête de beauté mais qui est souvent loin d'en percevoir l'essence, il nous est sans doute demandé, pour ne pas tromper l'Espérance de l'attente commune, de savoir mesurer tout le poids d'une telle affirmation. Enfin, si nous croyons que la Beauté sauve le monde, que là est notre joie, que souhaiter pour finir ? Peut-être qu'il nous soit donné bien simplement au cÅ“ur de notre Congrès, d'être toujours plus attentifs et respectueux des formes de fidélité de chacun. Par là, nous contribuerons toujours mieux à ce que se révèle cette mosaïque de personnes, de peuples, de cultures. Cette attention réciproque nous sera, j'en suis sûr, un encouragement bien nécessaire sur le chemin du don pour renouveler notre Oui. (1) François Cheng