CONFIANCE ET THEATRE

Publié par la revue "Approches" : "Confiance en la confiance ?", n°151,octobre 2012

Sans vouloir a priori entrer dans une réflexion philosophique sur la relation entre théâtre et confiance – ce dont je serais bien incapable – j'oserais bien cependant m'aventurer dans une petite exploration expérimentale, car je crois qu'à les conjuguer l'un l'autre, ces deux mots confiance et théâtre en engendrent un troisième que l'on peut appeler tout simplement Vie ou encore Mystère d'Incarnation.

por Iris Aguettant

Iris Aguettant est comédienne et metteur en scène au sein du Théâtre de l'Arc en Ciel.

La première évidence qui saute aux yeux, c'est une antinomie car "l'épreuve" du plateau est justement celle d'une perte totale et subite de confiance : la lumière qui vous aveugle, le public qui a les yeux braqués sur vous alors que vous ne pouvez pas le voir, le silence… terrible et rien à quoi se raccrocher, même pas l'intermédiaire d'un instrument!
Cet état de nudité, à la lisière entre masochisme et exhibitionnisme, est en réalité une nécessité pour l'acteur, comme l'est le silence pour le musicien ou la toile blanche pour le peintre. C'est le lieu-même de la confiance, sans doute; mais pour la recevoir ou pour la donner – car au fond, cela se rejoint – il faut commencer par la perdre. Là, intervient un personnage qui s'appelle "le temps" et qui va jouer un rôle capital. Car, avant de devenir une parole, avant qu'elle soit capable de nourrir toute une salle, notre petite personne va devoir passer par cette sensation pour le moins désagréable de perdre pied ; fourmillement dans les membres, affolement du cœur, télescopage des idées dans le cerveau… Où donc est la confiance, la sérénité, le calme olympien qui devrait assurer le point de départ d'un acte bien maîtrisé, d'un jeu digne de ce nom?

CROIRE A "LA CREATION DU TEMPS"

Peut-être que le pas de confiance, à ce premier stade de l'acte théâtral, a quelque chose à voir avec ce qu'il nous faut reconnaître comme : "la création du temps". Cet espace que l'on veut bien concéder au temps pour qu'il opère! Pour qu'il "fasse avec" tout cela, avec tous ces éléments épars que l'on aimerait rassembler pour se présenter au public autrement qu'en morceau, qu'en pièces détachées, alors qu'on laisse son pied quitter la coulisse pour tâter la température de la lumière.
C'est précisément à ce moment-là que tout va se jouer. C'est maintenant qu'il faut ou plutôt qu'il ne faut surtout pas essayer de tenir, de maintenir, d'être un bon élève bien raisonnable. C'est là que tout un chacun est invité à se découvrir capable de beauté, autrement dit capable de manifester quelque chose de sa propre unicité, en éprouvant le fameux "Ne rien vouloir, ne rien savoir, ne rien pouvoir" de maître Eckart; à l'éprouver de façon très simple, très immédiatement sensible, très physique aussi.
Et c'est "le temps", curieusement, cette notion à la fois abstraite et réelle qui va pouvoir venir à son secours. C'est cette demi-seconde offerte au temps, parfois plus, parfois moins qui va tout changer : il s'agit de la confiance faite non directement à soi-même, mais à l'opération du temps en soi-même, se fier à lui, lui ouvrir l'espace, entrer dans son travail de "création à vue". Alors le public et l'acteur vont pouvoir vivre quelque chose, toucher ensemble au mystère de la Vie et dans un même temps voir se dévoiler leur propre histoire, comme dans un miroir. Non pas une histoire avec un début et une fin, mais une succession d'instantanés d'une histoire qui se joue là, maintenant, où chaque mot prononcé nous engendre à nous-même, où la chair offerte de l'acteur devient verbe comestible pour le spectateur : "Et le verbe s'est fait frère" comme dirait Christian de Chergé.

CONFIANCE ET INTIMITE

D'entrée de jeu, le public, cette étrange bête à tête multiple, ne peut que m'apparaître étranger, d'autant plus étranger et impressionnant d'ailleurs que je connais individuellement tel ou tel, car alors une sorte d'extra lucidité s'empare de celui qui est sur scène, laquelle lui fait immanquablement mesurer la distance énorme entre l'apparence des êtres et leur vérité profonde. Je fais là référence à une expérience toute fraîche.
Invitée à fêter les 70 ans d'une amie de ma famille, qui m'avait demandé de prévoir "quelque chose" pour le moment du dessert, le fait même de savoir que j'allais me retrouver dans cette position d'actrice alors que j'étais convive au milieu des convives à parler de choses et d'autres, de nourriture, de vins, des enfants de l'un et de la retraite de l'autre, m'a établie, à mon corps défendant, dans un état assez pénible et que je connais bien : pourquoi, alors que nous étions là pour fêter un anniversaire important, alors que nous ne nous étions pas revus parfois depuis des dizaines d'années, que certains étaient venus exprès de loin, n'étions-nous capables – et je ne me retire pas du lot – que d'échanges futiles, au demeurant sympathiques mais tellement creux ?…
Je m'en voulais de me sentir impuissante à faire descendre d'un cran la conversation, je m'accrochais pour rester présente, essayant de guetter un filon qui nous porte un peu plus loin, lorsque, le moment approchant où j'allais devoir m'exécuter, j'ai entr'aperçu de façon très fugitive mais très vive, toutes ces personnes, chacune avec leur vie – dont je savais ou devinais les paquets de souffrances, de déchirements, d'échecs – et à ce moment, j'ai mesuré la responsabilité de l'acteur que j'allais être dans quelques minutes, lorsqu'il lui est donné cet espace, ce temps, ce pouvoir – soit par le rire, soit par toute autre émotion – un pouvoir "maternel" (c'est ainsi que je l'ai perçu) de faire fondre toutes les couches de bienséance pour s'adresser à des visages rendus pour quelque instants à eux-mêmes. La fête alors peut quitter son air de nostalgie des bonheurs disparus, elle prend un goût de communion, elle nous fait plonger tous ensemble au même endroit, elle invite la confiance…
Car il est si difficile, voire impossible, d'être vraiment soi-même en présence des autres, surtout dans ce genre de situation, cela demanderait un tel degré de confiance!... mais le fait théâtral, dans son acception la plus simple, à savoir une personne qui se place devant les autres pour leur offrir un monologue ou un poème (même s'il demande à celui qui pose l'acte de faire ce premier pas dans la confiance) a la capacité extraordinaire de mettre de plain-pied des personnes les plus diverses, et l'on peut remarquer que les conversations ne sont plus les mêmes après qu'avant. Quelque chose s'est passé qui est de l'ordre de la confiance. On ose plus se confier car une porte s'est ouverte grâce à la vérité d'un autre, d'un auteur qui a pu, dans la solitude de sa chambre, se livrer à l'intimité d'une feuille de papier, laquelle est venue jusqu'à nous par le corps et la bouche de l'acteur, lequel a, lui aussi, eu les moyens de se préparer dans l'ombre avant de se mettre à nu.

CONDITIONS PREMIERES

Il y a bien des démarches théâtrales, pour ne citer que celles de l'Actors Studio, inspirée elle-même de Stanislavski, celle de Grotowski, la ligue d'improvisation qui est une toute autre approche etc… et il serait très intéressant de les confronter chacune à cette notion de la confiance. Toutes ces démarches ont leur poids d'expériences et leurs richesses, et on peut en reconnaître les fruits chez les nombreux grands artistes qui sont sortis de ces écoles. Nous-mêmes sommes bien conscients de puiser plus ou moins directement à l'une ou à l'autre, ne serait-ce qu'à travers les lettres de noblesse qu'elles confèrent à l'art dramatique depuis que Jacques Copeau l'a restauré à sa juste place parmi les autres arts, dans la première moitié du XXème siècle, en le dépouillant de ses artifices et mondanités et en appelant acteurs, auteurs, metteurs en scène à la plus haute exigence.Il n'en reste pas moins qu'en amont de toute démarche, la plus performante, la plus pointue soit-elle, demeure à mon sens ce préalable à remettre quotidiennement sur le métier, ce lâcher prise avec soi-même, cet oubli volontaire de tout ce que je crois savoir sur le métier d'acteur, cette virginité dont seul le regard accepté de l'autre sur moi est capable de me revêtir. Et quel travail, mon Dieu, quel travail!
Cette exigence première en suppose une autre, encore en amont, la nécessité d'habiter avec soi-même. Nouveau paradoxe : le saut dans le vide dont nous parlions au début ne peut être que le choix libre d'un être non pas parfaitement équilibré, mais du moins parfaitement maître chez lui. Et comment est-ce possible, alors même que tout artiste est par définition une personne particulièrement sensible et souvent fragile? Grâce à une vie "régulière".
Plus le comédien est appelé à incarner des situations et des personnages complexes, chargés, méandreux… plus il a besoin de se poser dans un espace apaisant, sain, porteur. La campagne – et cela, Copeau l'avait déjà compris – est pour nous la base-arrière indispensable pour une formation artistique aux arts de la scène, car ce qu'elle apporte d'équilibre et d'enseignement permanent, ne serait-ce que du point de vue de la "création du temps" apparaît comme le véritable terrain d'entraînement de l'acteur. Là, il va pouvoir, presque de façon animale, sentir son corps respirer à l'échelle du monde, goûter au silence qui régénère les mots, mettre ses mains dans la terre avant de les faire parler sur le plateau... Habitant l'espace, la confiance pourra faire en lui sa demeure.

CONFIANCE ET THEATRE : VIE DE TROUPE

La plupart des métiers, puisque le sens même du travail humain est de répondre aux besoins de la communauté humaine, supposent une vie d'équipe, une coordination, un but commun etc... Au théâtre on ne parle pas d'équipe, mais de troupe ou encore de compagnie. Il me semble intéressant de comprendre d'où vient la différence des termes employés. Pour s'engager avec d'autres dans une création artistique, l'esprit d'équipe qui suppose d'adhérer à des valeurs de solidarité, de respect de l'autre, d'équité, ne suffit pas. Car c'est la personne tout entière qui est attendue avec son potentiel physique et mental mais aussi et je dirais même surtout avec sa vie émotionnelle, ses questionnements, ses doutes, sa faille existentielle. La confiance, notre mot clef, revient encore au premier plan à ce niveau de "production" de l'art dramatique. Dans une société qui en est arrivé à considérer comme "valeurs" prioritaires l'individualisme et la sécurité, une telle exigence apparaît comme une gageure. Dans certains milieux on parlerait même d'atteinte au "for interne". Et pourtant si l'on veut bien regarder les choses en vérité, quelle est l'œuvre d'art unanimement reconnue qui ne s'adresse au "for interne"? Ne serait-ce pas précisément un critère de reconnaissance d'une œuvre d'art que de rejoindre l'intimior, le plus intime parce qu'elle provient justement de l'intimior de l'artiste? Et, pour ce qui est du théâtre c'est ce plus intime partagé à plusieurs qui peut porter un fruit commun et prétendre à l'appellation d'artistique!
Ainsi, je pense qu'un comédien, s'il est pris au piège d'un quotidien activiste, avec le souci constant d'accumuler des cachets pour sauvegarder son statut, d'aller ci et là pour additionner les expériences et les formations, s'expose à perdre le sens même de son métier. Car il va devoir se mettre dans la course, entrer insensiblement dans un état d'esprit de compétition pour en fin de compte louper la porte de son propre rythme et de sa vie intérieure, et ne plus rien avoir à donner. Nous entrons ici dans une autre dimension de la confiance. Je crois qu'il y a une nécessité à se mettre en danger, le bon danger, qui consiste à fuir tout risque d'individualisme et de repli sécuritaire, si l'on désire manifester quelque chose d'autre, quelque chose qui appelle précisément chez le public ce qui n'est pas de l'ordre de la consommation ou de la diversion.
Si la confiance, comme nous avons essayé d'en balbutier quelques mots, est une dimension constitutive de l'acte théâtral, elle l'est aussi bien de la création, étant donné le caractère pluriel de l'art dramatique. Seule une véritable vie de troupe, dont les membres se dotent d'une règle du jeu de confiance à tous les niveaux de la vie commune et du travail, peut prétendre offrir au travers de ses créations et au-delà de la représentation éphémère qu'elles supposent, une proposition d'ouverture et d'élargissement du champ de conscience humain et sociétaire, grâce au langage symbolique dans lequel il lui est donné de se mouvoir.
Ainsi, la mini-société que constitue une troupe devient, au cœur de la grande société dont elle est issue, une sorte de "petit chœur" qui bat avec un tempo plus lent, une oreille penchée sur la vie des ses contemporains, l'autre guettant dans les textes et les événements ce qui est capable de nous tirer ensemble vers toujours plus d'humanité.