LA BEAUTE A LA RENCONTRE DE L'EDUCATION, TROYES NOV 2015

Table ronde organisée à Troyes jeudi 19 novembre par le Domaine du Tournefou, qui s'inscrivait dans le tour de France du "Printemps de l'éducation

par Elisabeth Toulet

Table ronde avec Sevim Riedinger, Elisabeth Toulet, Alain Kerlan, Philippe Brame.

Christine Saillet
Je vous prĂ©sente, Ă  ma droite, Sevim Riedinger, psychologue clinicienne et psychothĂ©rapeute pour enfants et adultes, chargĂ©e de cours Ă  la facultĂ© de mĂ©decine de CrĂ©teil, qui anime des formations et des sĂ©minaires en France. Elle est l’auteur d’un livre paru en 2013 aux Editions Carnets Nords, « Le Monde secret de l’enfant ». Sa pratique de psychothĂ©rapeute l’a amenĂ©e Ă  observer le caractère innĂ© de l’aspiration esthĂ©tique et son rĂ´le essentiel dans le dĂ©veloppement harmonieux de l’enfant.

A ma gauche, Elisabeth Toulet, ancien professeur certifié de l’éducation nationale, s’est consacrée à la promotion de l’éducation artistique depuis plus de trente ans. Elle a fondé dans l’Aube en 1986 l’Académie internationale de Théâtre pour enfants qui forme aujourd’hui des enfants de tous milieux sociaux et culturels en France et dans d’autres pays comme l’Angola, la Belgique, l’Algérie, le Portugal, la Hongrie, le Québec, le Mexique… Elisabeth anime des séminaires pour éducateurs, artistes et enseignants, en France et à l’étranger dans un souci de transmettre notre expérience d’éducation artistique. Elle est l’auteur d’un livre La Beauté à la rencontre de l’éducation, Académie internationale de Théâtre pour enfants, préfacé par André de Peretti et publié en 2014 chez l’Harmattan.

Alain Kerlan, à ma droite, est philosophe, professeur émérite de l’université Lumière Lyon II et responsable au sein du laboratoire Education, culture, politique de l’axe Politiques de l’art et de la culture en éducation. Il y pilote et développe des travaux consacrés particulièrement aux pratiques artistiques et culturelles, aux rencontres et aux intersections de l’art et de l’école et de façon plus générale, à la dimension esthétique en éducation. Il a publié de nombreux articles, ouvrages, participé à de nombreux séminaires, en France mais aussi par exemple au Québec, au Canada, en Amérique latine. Son dernier livre, publié en 2015 aux Editions de l’Attribut, s’intitule Un Collège saisi par les arts, Essai sur une expérimentation de classe artistique.

Enfin, Philippe Brame, à ma gauche, auteur-photographe, a toujours allié création et transmission. Son atelier de photographe est implanté au Domaine du Tournefou depuis 2000. Il intervient ces dernières années à travers des PAG et des résidences d’artistes dans différents collèges et lycées du département. Il expose en région Champagne-Ardenne, mais aussi en France, Hongrie, Japon, Mexique… Il est auteur de plusieurs catalogues, ouvrages, dédiés à la photographie et à la poésie. Voici les deux derniers : La lumière procède du noir, photographies des œuvres de Camille Claudel et poèmes, édité en 2013, Le Ciel indifférent photographies de Philippe Brame et poèmes de Dominique Ponnau, paru aux Editions Ginko en 2014.

Tous les livres cités sont en vente ce soir, avec la collaboration de la librairie « La petite marchande de prose ». Je remercie le conseil régional de Champagne Ardenne qui a soutenu l’organisation de cette table ronde. Je vous rappelle que celle-ci est inscrite comme étape du Tour de France du Printemps de l’éducation, mouvement créé en 2012, avec l’ambition de permettre aux enfants d’apprendre dans la joie, de créer un réseau d’acteurs du renouveau éducatif, de rendre visibles et de partager les pratiques pédagogiques innovantes et de changer les politiques éducatives.

Sevim, je t’ai demandé de prendre la parole en premier parce que pour toi – c’est ce que raconte ton livre et c’est toute ton expérience de thérapeute - se mettre à l’école, à l’écoute du petit enfant nous permet, à nous adultes, de redécouvrir le chemin de la beauté. Peux-tu nous en dire plus sur ce petit poète qui aime avoir le nez dans les étoiles ?

Sevim Riedinger  En tant que psychologue clinicienne, j’ai rencontré depuis plus de vingt-cinq ans maintenant beaucoup d’enfants, des petits enfants, entre deux et sept ans. Peu à peu s’est levé en moi le désir de témoigner d’une constante que j’ai relevée dans le fonctionnement psychique d’un enfant à l’autre, à savoir cette faculté d’étonnement et d’émerveillement devant le mystère de ce qui est, de ce que la vie lui offre. Cet émerveillement lui offre d’emblée l’accès à la dimension sacrée de l’existence.
Essayons de voir ensemble en quoi consiste cet émerveillement chez le tout petit. Tout d’abord, pour lui c’est la toute première rencontre avec la beauté. Et d’ailleurs ne rencontre-t-il pas la beauté, déjà, tout petit, dans le visage de sa mère penchée sur lui ? Tout de suite, on peut dire : est-ce que la beauté n’est pas accompagnée de l’amour ? Est-ce que beauté et amour ne font pas un lien ? D’ailleurs, quand je parle d’amour : l’enfant, lorsqu’il est affectivement en capacité de s’ouvrir au monde, aime ce que la vie lui donne. A la différence de nous, de plus en plus… Il aime la nature, l’univers, le cosmos. Tout l’intéresse, le questionne. Vous avez dû l’observer vous-même chez les tout-petits. C’est comme les anciens peintres du Japon qui, lorsqu’ils regardent un objet, deviennent cet objet lui-même. Je pense à Saint-Exupéry qui disait : « On ne voit bien qu’avec les yeux du cœur. » Un jour une tout petite fille rentre dans mon bureau et pointe du doigt un jasmin qui fleurissait sur mon balcon. Je me suis demandé : aurais-je vraiment regardé ce jasmin sans le petit doigt pointé ? On raconte d’ailleurs qu’un jour un disciple du Bouddha était venu lui poser une question, une question sans doute très importante puisqu’il avait un regard extrêmement grave. Le Bouddha méditait sous son arbre, il regarde le disciple et lui pointe du doigt une fleur. Une belle fleur qui poussait tout près de là. Et c’était fini, c’était le silence. On peut effectivement se demander si la beauté n’est pas la réponse ultime. La beauté n’est-elle pas le reflet sublime de ce que nous sommes ? Tout cela l’enfant me l’a appris. J’ai envie de dire que l’enfant a été mon maître.
L’enfant nous rappelle que la beauté nous est donnée, qu’elle est un don. On peut se demander  d’où vient cette connaissance ? d’où vient que l’enfant sait cela ? Beaucoup de textes anciens, les Upanishads par exemple, disent que l’enfant vient au monde avec la connaissance et que progressivement et très rapidement il perd sa connaissance ; que tout le sens de notre vie, c’est de retrouver cette connaissance perdue, ce secret perdu, qui explique cette quête de notre réalisation. A partir de là on peut se dire que l’émerveillement du tout petit, ce n’est pas seulement sa rencontre avec la beauté, mais aussi cette capacité innée qu’il a de s’ouvrir au sacré, à la dimension sacrée. L’enfant est très à l’aise avec le monde invisible. Je me souviens d’un tout petit garçon qui est venu me voir, il venait de perdre son grand-père. Il me regarde très sérieusement et me dit, devant sa mère interloquée : « Tu sais, moi je suis sorti de l’invisible, et mon grand-père y retourne. Alors tu vois, je vais le retrouver un jour. » C’étaient des mots spontanés qui ont permis à cet enfant de quatre ans d’accompagner sa tristesse. Je pense que ce lien de l’enfant au sacré est vital pour sa croissance. Sinon il y a souffrance, une souffrance muette qui ne se dit pas, mais si on creuse un peu, on se rend compte que l’enfant a perdu quelque chose d’essentiel dans son développement. Les enfants m’ont appris que c’est au-delà de tous les savoirs que l’indicible se dévoile. Que nous l’oublions progressivement parce que l’intellect prend toute sa place et que nous n’avons plus le temps de nous laisser aller à l’imaginaire, à la poésie. C’est quoi, l’expérience du sacré ? Le sacré, surtout pour l’enfant, c’est cette expérience émotionnelle, sensitive qui ne se prouve pas mais qui s’éprouve dans l’intimité de chacun de nous. C’est une expérience intime : l’émerveillement nous conduit à l’intériorité. Nous avons perdu cette habitude de revenir vers nous, de nous interroger, de nous ouvrir sur notre intimité qui fait notre individu. Rentrer dans l’intériorité, c’est l’accès à toute la poétique de l’imaginaire, de la rêverie, de la sensibilité. Ces notions sont indispensables au développement de l’enfant et de chacun de nous. Il faut revenir à cette intériorité aujourd’hui, dans ce monde où la matérialité prend de plus en plus d’espace. Je vois de petits enfants qui n’ont plus le temps, même de dessiner, parce qu’il y a toutes ces attractions autour d’eux et qui les empêchent de s’intérioriser. Or c’est de l’intériorité que viennent toutes les possibilités de l’apprentissage, de la concentration, de l’attention. Voici un petit garçon de cinq ans que je reçois : il fait des cercles partout, partout, même sur mon bureau, sur le mur… Je lui propose de mimer le cercle : « Tu aimes tellement le cercle, pourquoi est-ce que tu ne cherches pas à le mimer ? » Alors il prend l’espace dans mon bureau, il montre : « Ça c’est la périphérie et puis tu vois, là je vais mettre quelque chose et ça va être le centre. » Il se met à courir autour du cercle en disant : « Tu vois je suis l’indien et je protège mon territoire. » Au bout d’un certain temps il me fait : « Chut ! », il se met au centre, se recroqueville et me dit : « Ça y est, chut ! ». Il a tout compris, il a compris que la vie est un jeu subtil. La vie est dans l’altérité, dans l’ouverture aux autres, mais la vie c’est aussi se recentrer, se trouver, remobiliser ses énergies et ses forces. Je lui ai dit merci. Et il est parti content. Comment réanimer en nous cette puissance créative et poétique, cet élan-là ? Nous portons tous un enfant en nos profondeurs. Qui est-il cet enfant en nous, si ce n’est la partie sensible, la plus vulnérable, celle qui aspire à s’ouvrir. Je vais terminer en vous parlant d’un petit enfant de cinq ans qui était venu me voir ; en partant il m’avait dit : « Je pars ; j’ai de la poussière d’or au fond de moi. » Il est revenu me voir deux ans plus tard ; il était triste et m’a dit : « Tu vois, je n’ai plus cette poussière d’or ; cette poussière d’or tu sais, je vais la mettre dans l’étang de mon grand-père, au moins je sais qu’elle sera là. » Je voulais me servir de cette histoire pour passer la parole à Elisabeth qui sait quoi faire de cette poussière d’or.

Christine Saillet  Après les évènements que nous venons de vivre nous devons dire que « la beauté à la rencontre de l’éducation », c’est aussi un chemin vecteur de paix. Dans ton livre, Sevim, tu dis que les contes et les mythes, qui sont des œuvres artistiques, ont une portée thérapeutique essentielle pour l’enfant parce qu’ils lui parlent des épreuves inévitables de la vie et des ressources insoupçonnées cachées au fond de chacun pour les traverser.

Sevim Riedinger  Après les attentats, une radio m’a demandé comment expliquer aux enfants, même tout-petits, ce qui s’est passé. J’ai répondu qu’il faut leur dire ce qui s’est passé, en modulant les mots selon l’âge de l’enfant, et leur montrer que la vie est plus forte que la mort : on ne peut pas se laisser entraîner par l’horreur.
Ce conte amérindien peut être une réponse. Un petit garçon demande à son grand-père : « Grand-père, comment fais-tu pour être toujours aussi souriant, aussi calme ? Comment fais-tu, je ne comprends pas. » Le grand-père lui répond : « Il y a deux loups en chacun de nous. Un loup féroce, grincheux, qui a envie de mordre. Et un autre loup, gentil, qui écoute, cherche des solutions, questionne. » « Mais alors, comment fait-on pour que ce soit le loup gentil qui gagne ? » demande l’enfant.  « C’est en le nourrissant davantage que tu le rendras plus fort », répond le grand-père. Il est essentiel de communiquer à nos enfants, non pas la haine, mais la pulsion de vie qui est plus forte que la mort. J’ai dans mon bureau un labyrinthe dessiné avec des notes de musique. Un jour, un petit enfant vient me voir ; il n’est pas bien, il vit une épreuve très dure, une maladie grave de son père. Il voit le labyrinthe : « C’est quoi ça ? ». Il regarde bien, très sérieusement, et me dit : « Tu as de la chance, toi ! Tu traverses le labyrinthe en chantant ! »

Christine Saillet  Elisabeth, c’est le titre de ton livre, La Beauté à la rencontre de l’éducation, qui a inspiré le thème de cette table ronde. Ton livre parle de tes trente années d’expériences d’éducation artistique au sein de l’Académie internationale de Théâtre pour enfants ; elles t’ont convaincue que la beauté à un rôle essentiel à jouer dans l’éducation.

Elisabeth Toulet  Lors de notre première rencontre, Sevim m’a montré des dessins d’enfants en me disant : « Je fais en permanence un travail symbolique avec les enfants. » Le travail d’expression théâtrale que nous proposons aux enfants de 8 à 12 ans est lui aussi un travail d’expression symbolique. Tu m’as ensuite montré des rectangles noirs sur les dessins en ajoutant : « Là, l’enfant dit sa souffrance. » Cela m’a rappelé la réponse d’un jeune artiste qui a fait, enfant, ses premiers pas sur scène dans le cadre de l’Académie, à qui je demandais ce que le théâtre lui avait apporté de plus important : « On pense que les enfants sont toujours heureux, alors on est tenté de leur présenter les choses avec le sourire et, au théâtre, de leur faire jouer des petites choses drôles. Non. J’ai dû faire dès le début un exercice où je devais exprimer la joie que je portais en moi, mais aussi la souffrance, la tristesse. C’était capital, j’avais le droit d’être tragique. » Les chagrins d’enfant nous paraissent souvent dérisoires, mais en réalité ils sont aussi importants que les nôtres. Et au-delà des chagrins, il y a des douleurs, des blessures parfois extrêmement profondes. Je pense aux enfants libanais avec lesquels nous avons travaillé dès 1991, juste à la fin de la première guerre civile ; ils ne parlaient jamais des horreurs qu’ils avaient vécues, ils n’avaient pas de mots pour le faire. La première chose que permet effectivement le langage symbolique, c’est d’exprimer tout ce que nous vivons. Peut-être l’enfant cité par Sevim a-t-il préféré jeter sa « poussière d’or » dans l’étang  parce qu’il n’a pas eu les moyens de la donner, de l’exprimer ? A-t-il senti qu’elle était reçue par quelqu’un ? Cette poussière d’or était sans doute faite de ses blessures mais aussi de ses joies : c’est tout le trésor qu’il savait porter en lui et qu’il voyait autour de lui. Mais lui a-t-on laissé la possibilité d’y croire ? Ou bien l’a-t-on relégué à un rêve d’enfant ?
Ce sont des enfants qui m’ont donné la clef du titre de mon livre : La Beauté à la rencontre de l’éducation. Ombeline qui a fait du théâtre avec nous enfant m’a écrit à dix-sept ans : « Merci de m’avoir appris à voir la beauté. » Et Romane, au même âge : « La beauté me permet de croire dans la vie et de croire en moi. En fait, elle me permet d’espérer. Je trouve le monde dur. Traverser la violence, c’est croire aussi que derrière et après cette violence, il y a la possibilité d’un autre monde. J’ai envie de réfléchir avec d’autres à “comment sauver le monde avec la beauté”. Il n’y a pas beaucoup de gens qui ont conscience de la beauté. C’est cela, être acteur de sa vie : croire qu’exister ne suffit pas et que nous avons besoin d’une envie de vivre. Un coucher de soleil, cela me fait sentir vivante. C’est bien plus qu’exister. » Romane, qui n’a jamais lu François Cheng, nous dit comme lui que la beauté est bien plus que le plaisir esthétique. Elle est de « donner à vivre ». Et Ombeline m’a donné l’intuition que la beauté était un savoir à transmettre, un apprentissage. J’ai dit à Edgar Morin que c’était un huitième savoir à ajouter aux sept qu’il a définis pour l’éducation du futur. Il m’a approuvé ! Aujourd’hui, je lui dirais probablement que c’est le premier savoir.
Il y a de multiples présences dans notre existence. Sevim a évoqué l’émerveillement de l’enfant devant le brin d’herbe, les étoiles, l’arbre, la lumière... L’artiste vit le même émerveillement. Ces présences peuvent être aussi des visages : la première expérience de beauté que fait un enfant est celle du visage de sa mère, vient de dire Sevim. La beauté est présente dans la personne humaine, comme dans la nature ; l’art également la rend présente. Nous portons aussi en nous le désir d’aller vers ces présences, de les susciter ou de les exprimer car elles nous unifient, c’est en tout cas mon expérience personnelle : il est des photos, des peintures, des musiques, des arbres, des visages, des paroles, des gestes de tel ou tel, des beaux gestes, qui unifient ma multiplicité, ma diversité intérieure, qui unifient le chaos que je sens souvent en moi. Durant ces moments, ces kairos, ces instants présents, ces présences qui ne se vivent que dans l’instant présent et que nous recevons comme des présents (là, vraiment, le mot « présent » peut être utilisé dans les trois sens qu’il a en français), nous sommes reliés au centre de nous-mêmes. Ces expériences nous font échapper à l’éclatement. Lorsque nous sommes au centre de nous-mêmes, nous éprouvons notre singularité, notre unicité, notre identité. Et en même-temps, dans le même mouvement, nous éprouvons que nous sommes de fait reliés aux autres, alors que dans la vie cela nous paraît souvent tellement difficile d’y croire ; ces moments nous le font vivre : nous sommes reliés aux autres de fait, même si nous luttons contre toute la journée ; une musique écoutée ensemble suffit à nous le rappeler. Nous sommes aussi reliés à l’univers physique, au cosmos ; l’enfant qui prononce pour la première fois le mot « lune » devient la lune, il la rapproche de lui en même temps qu’il la nomme. Il s’émerveille de pouvoir la désigner, car cela signifie qu’il y a un lien entre lui et l’univers là-haut, cette boule, ce disque dans le ciel. Enfin, nous faisons aussi l’expérience d’être reliés à un univers invisible, auquel nous donnons des noms très différents, mais en tous cas un univers spirituel, intérieur à nous et en même temps plus grand que nous, qui nous enveloppe.
Voilà pourquoi j’aime aujourd’hui parler d’éducation à la beauté et par la beauté, pas seulement d’éducation à l’art et par l’art. Apprendre à un enfant à voir la beauté contre toute beauté, c’est-à-dire là où elle n’est pas apparente (c’est le plus souvent dans la personne humaine qu’elle est le plus abîmée, cachée, défigurée), à la découvrir en lui-même, là où il ne croit plus qu’elle se trouve, quand il jette sa poussière d’or dans l’étang, lui apprendre à la retrouver et à la donner à voir aux autres, c’est lui apprendre à espérer contre toute espérance. Eduquer, à mes yeux, c’est cela : apprendre à espérer.
Je voudrais vous montrer maintenant que l’exigence esthétique est formatrice de la conscience éthique et que la formation de la conscience éthique ne peut pas enjamber l’expérience esthétique. Je dirais que l’expérience esthétique, l’expérience de la beauté, est un chemin de douceur qui conduit l’enfant, sans qu’il s’en rende compte, à des choix éthiques fondamentaux. Je vais vous parler de Jeff et Bérénice qui ont participé à l’Académie internationale de Théâtre pour enfant. Nous avons connu ces deux enfants par le mouvement ATD Quart-Monde, avec lequel nous travaillons en partenariat depuis quinze ans, en Seine-Saint-Denis où ils ont vécu dans ce qu’il est convenu d’appeler le quart-monde. Lorsqu’ils font leurs premiers pas sur scène avec nous, ce sont des enfants difficiles : ils ont trois ans de retard à l’école, Bérénice joue les séductrices depuis l’âge de neuf ans et cela devient très dangereux pour elle dans la cité ; quant à Jeff, c’est un petit caïd, il commence des petits trafics, des petits vols et il se vante de n’avoir peur de rien. Tous les deux vont monter l’Iliade avec trente autres enfants, dans le cadre de notre Académie d’été, un stage annuel de trois semaines durant les vacances d’été. Pourquoi l’Iliade ? C’était après l’attentat des Twin Towers en septembre 2001 ; les enfants avaient vu ces images en boucle et nous nous étions demandé comment aborder le théâtre avec eux après cela ; nous avons opté pour une tragédie. J’ai interrogé Jeff et Bérénice deux mois après l’expérience de l’Iliade ; ils avaient douze ans.
Le premier mot qui m’a surprise dans leurs entretiens, un mot qui est revenu en permanence sous forme de nom commun, de verbe… pour parler du théâtre, c’est le mot travail. J’ai interviewé beaucoup d’autres enfants, et c’est toujours ce mot qui revient : le théâtre, c’est du travail et un travail difficile. « C’est dur », disent-ils, « Faut chercher, faut recommencer, y a des fois où j’ai pleuré, ça m’a découragé ». Jeff dit à son petit frère : « Ce n’est pas la peine que tu viennes faire du théâtre à l’Académie si tu ne veux pas travailler. » Il me dit : « A l’Académie on travaille, c’est mieux de travailler. Après on est heureux. » Une réconciliation avec le travail s’est opérée chez ces enfants. Comment? J’ai relevé plusieurs choses. D’abord ce travail est aussi un jeu : « au théâtre, on s’amuse et on travaille en même temps » ; les enfants n’opposent pas travail et jeu ; ils nous disent la même chose que les psychologues ou Edgar Morin : le jeu et le travail sont deux pôles qui nous constituent ; nous sommes faber et ludens à la fois ; nous avons besoin de ces deux pôles même à l’âge adulte ; quand nous travaillons sans jouer, ça ne va pas. Les enfants disent encore : « Au théâtre je travaille, au foot c’est pas pareil, je me défoule », ou « en colonie on fait des choses, mais on ne travaille pas. »
C’est aussi un travail dans lequel «on me demande toujours de partir de moi ». Un travail donc qui fait appel à la créativité, un travail qui permet également d’ « apprendre », de « faire des progrès ». Ces deux enfants de Seine-Saint-Denis se sont complètement approprié l’Iliade, écrite il y a 2 800 ans : « Moi j’aime L’Iliade ! J’aime les personnages ! » Bérénice me dit aussi : « Pour les scènes de guerre, on n’avait pas d’épée en bois ou en carton, heureusement parce que ça aurait été ridicule ! On faisait tout avec des gestes. » Elle a compris que le théâtre ne cherche pas reproduire la réalité mais à la transposer, ce que dit Copeau : « Un chant d’oiseau, un soupir du vent, ne sont possibles que sur une scène où il n’y a pas d’arbre. »
Un autre mot revient souvent dans la bouche des enfants et de leurs parents : « Je suis fier. » « Je suis fière parce que mon papa il est fier de moi. » Le théâtre, c’est étymologiquement le lieu « où l’on montre, où l’on voit ». Les mots montrer, voir, reviennent en permanence dans les interviews que j’ai faites : « J’ai montré ; on m’a vu… » ; il y a eu une réponse au besoin de reconnaissance des enfants, un accroissement de l’estime d’eux-mêmes, de la confiance en eux-mêmes. Mais le théâtre étant un art éminemment communautaire, où l’on avance ensemble, il fait faire en même temps l’apprentissage de l’estime de l’autre et de la confiance en l’autre. J’en arrive ainsi à ce qui est probablement le plus important. Longtemps je me suis demandé ce qui caractérise le théâtre par rapport aux autres arts ? On m’a dit : c’est la parole. Oui, mais le corps du danseur devient parole. C’est la relation ? Certes, mais le chant choral fait vivre des expériences de communion extraordinaires. J’ai pensé à l’intériorité, mais la peinture intériorise. En fait, ce sont les enfants qui me l’ont fait découvrir : c’est le personnage. Le théâtre est le seul art qui parle de l’homme à travers un personnage. Les enfants parlent de leur personnage avec passion. Je ne l’avais pas imaginé avant de les interroger peut-être parce que je ne suis pas comédienne moi-même. Ils aiment leur personnage et je peux dire qu’ils vivent avec leur personnage une expérience symbolique de la rencontre et de la relation humaine avec tous ses hauts et ses bas. C’est cela qui rend le travail difficile. Bérénice jouait Thétis, la mère d’Achille. Elle a cherché son personnage pendant des jours et des jours : « Ce que je dis, ce que je montre dans mon personnage, c’est un peu dur. Elle, il faut qu’elle soit douce, tendre et sévère aussi. Mais juste une pointe. Moi je suis trop dure. Et d’ailleurs je suis comme ça avec les autres. Je suis trop dure. » Et c’est vrai : elle a fait des fugues durant l’Académie d’été, elle était en conflit avec les autres, dans la cité c’était une petite fille dominatrice, provocatrice. Quand je lui ai demandé une réplique significative de son personnage, elle m’a tout de suite récité une phrase de Thétis en m’expliquant son choix : « Là elle s’inquiète, ça se voit que c’est vraiment une mère ». Étonnante perspicacité ! Bérénice dit qu’elle a cherché à comprendre Thétis. Autrement dit, elle s’est décentrée d’elle-même pour se centrer sur une autre personne. A la fin de la deuxième semaine de répétition, les formateurs ont vu enfin Thétis apparaître sur scène ; ce n’était plus Bérénice, c’était Thétis. Bérénice s’est trouvée désarmée, elle a senti que c’était juste car tout le monde s’est tu. Elle a dégagé à ce moment-là, aux dire des ses formateurs, un potentiel d’amour, une capacité de tendresse qu’elle n’avait jamais montrée ou exprimée. En fait, cette petite fille se donnait un rôle dans la vie. Le personnage de Thétis, sa douceur, lui ont révélé la douceur qu’elle portait en elle. Même si cela semble paradoxal, on peut dire que la scène est un lieu où l’enfant apprend à être lui-même, à être vrai. Il apprend qu’il ne possède pas la vérité mais qu’il peut en revanche être vrai.

Christine Saillet  Alain Kerlan, pour vous l’expérience esthétique est l’expérience humaine la mieux partagée au monde. Et il vous paraît important de prendre acte d’un renversement des valeurs à savoir, je vous cite, que « les valeurs esthétiques jusque-là subordonnées aux valeurs rationnelles, aujourd’hui s’émancipent et s’affichent pour elles-mêmes, passent de l’arrière-plan au premier plan. Ce renversement serait selon vous capable de « refonder l’école contemporaine » ? Une école, si je puis me permettre, où la beauté viendrait à la rencontre de l’éducation ?

Alain Kerlan  Peut-être quelques mots de réponse avant d’autres développements. Effectivement, je pense que nous avons tous en tête ce fameux propos disant que la raison est la chose du monde la mieux partagée. Notre cartésianisme y est totalement inscrit. Je crois qu’on pourrait dire tout aussi bien et avec peut-être plus de justesse, que c’est la conduite esthétique, le sentiment esthétique, qui est la chose du monde la mieux partagée. Bien souvent les artistes en témoignent parce qu’ils sont les premiers à dire qu’un tout petit enfant et un adulte, sur ce terrain-là, sont d’égal à égal. De là à dire que l’on puisse refonder totalement les choses, et notamment l’école sur cette donnée-là… En tout cas il est vrai, me semble-t-il, que les valeurs sur lesquelles nous construisons l’éducation mériteraient d’être revues à cette lumière-là. Mais pour le montrer je vous propose de partir de quelques faits plus ou moins grands, dont nous pouvons tous partager, je crois, la signification. La première chose à rappeler c’est que, contrairement à ce que beaucoup de gens pensent : « l’art ça vient quand on a le ventre plein », c’est une sorte de supplément qui n’interviendrait que dans un second temps, les événements les plus tragiques nous rappellent régulièrement que bien au contraire, dans ces cas-là précisément, nous avons absolument besoin d’une forme d’expression artistique pour faire face. On en a eu ensemble la preuve ces jours-ci. Je voudrais d’ailleurs vous lire un mail que m’a envoyé ces jours-ci un ami et collègue, Jean-Claude Lallias, qui a fait sa carrière dans le théâtre et que vous connaissez peut-être ; il est membre du collectif Pour l’éducation par l’art que nous avons fondé à quelques-uns (nous sommes douze comme les apôtres !), qui regroupe des artistes, des gens de théâtre, de culture et des universitaires. Je vous en lis quelques extraits : « Dans ces jours sombres nous savons au moins une chose : il faut tenter d’allumer les petites flammes qui construisent notre espace symbolique commun et cela dans les lieux les plus reculés de notre République. Enseignants, artistes, nous allons avoir beaucoup de travail patient à accomplir car c’est le sourire de l’avenir. » Il ajoute : « C’est ce que le théâtre nous enseigne depuis des millénaires. »
A propos de millénaire - et c’est la deuxième chose que je voulais souligner- on a ouvert les portes de la reconstitution de la grotte de Chauvet il y a de cela quelques mois. J’ai appris, je l’ignorais, que ces œuvres-là ont 15 000 ans de plus que la grotte de Lascaux. On arrive du coup aux alentours de 35 000 ans, quelque chose comme ça. C’est absolument considérable. Mais il y a une différence entre les deux types d’œuvres qu’on peut y voir : dans les grottes les plus anciennes, donc celles de Chauvet, il y a une très grande précision du dessin animal mais l’homme y est pratiquement absent et n’est présent que par quelques traits. J’entendais un spécialiste dire à ce propos que c’est parce que l’homme à ce moment-là n’avait pas totalement pris conscience de qui il était, de son intériorité, de son humanité. Cela veut dire au fond qu’en 15 000 ans de travail d’art, l’homme s’est créé lui-même. L’art, c’est l’atelier de l’humanité, l’humanité se fabrique à travers les productions artistiques. Au fond, tout œuvre d’art est production de soi, on peut le dire sous cette forme-là. J’ai employé volontairement la formule « atelier de l’humanité » parce que c’est l’expression qu’utilisait Pestalozzi et même Comenius avant lui pour dire ce qu’était l’éducation.
Le troisième élément que je voulais mettre en perspective est très simple et me concerne de manière un peu plus directe. J’en viens, après les grottes de Lascaux, aux Vies minuscules comme le dit Pierre Michon dans son magnifique livre. Sur la photographie de la couverture du livre Un Collège saisi par les arts, il y a au centre une jeune fille qui est vraiment rayonnante. Cette photographie a été choisie parmi une centaine par l’éditeur qui a dit : « C’est celle-là qu’il nous faut. » J’ai été récompensé d’une manière absolument étonnante parce que cette jeune fille n’aurait jamais dû faire ses études au collège. Les psychologues estimaient, dès les classes de CE1-CE2, qu’elle ne pourrait pas suivre une scolarité normale, qu’il fallait l’orienter vers un enseignement spécialisé. Les parents l’ont refusé. Cela a recommencé en 6ème mais ils se sont accrochés. Cette jeune fille s’est retrouvée par hasard dans une classe particulière d’expérimentation artistique, une classe lambda avec des élèves ni choisis ni volontaires, où pendant quatre années consécutives, de la 6ème à la 3ème, un même groupe d’enfants a bénéficié d’une compagnie artistique en résidence six heures par semaine. Vous voyez la quantité que ça fait. En 6ème : six heures de danse chaque semaine avec une compagnie chorégraphique ; en 5ème, six heures de théâtre et, en plus, un atelier d’écriture avec un écrivain en résidence ; une compagnie musicale et encore un écrivain en classe de 4ème ; et l’année de 3ème se voulant une forme de synthèse a fait appel à la fois au théâtre, aux arts plastiques et à la danse. Cette jeune fille a été vue, regardée par quelqu’un qui était tout à fait extérieur à cette affaire comme étant l’une des enfants chez qui l’effet du théâtre était le plus visible ! C’était une belle récompense pour tous les enseignants qui avaient donné quelques heures de maths, d’anglais… pour permettre ces six heures artistiques par semaine. Le dernier élément sur lequel, en termes factuels, je voulais attirer un peu l’attention, est plus de l’ordre du fait social. Une chose me frappe depuis de nombreuses années : nous avons de plus en plus dans nos sociétés, des artistes qui s’engagent en tant qu’artistes à aller par exemple dans des hôpitaux - ils n’y vont pas en tant que thérapeutes ; je crois qu’on est sorti de l’idée que l’art est une thérapie- dans des prisons, des écoles… comme le fait Philippe Brame. Nous sommes dans une société qui prend conscience de l’importance pour elle-même de l’art ou de l’esthétique (au fond ce sont des mots valises dans lesquels nous mettons beaucoup de choses ; certains récuseront le terme beauté en le disant dépassé mais le remplacent par autre chose qui a un sens assez voisin). Elle reconnaît l’importance pour son existence en tant que société, pour le tissu social mais aussi dans l’accomplissement de chacun là où il est dans cette société, du recours à l’art ou à ce que j’appelle plutôt, et je vais faire là une légère nuance, la conduite esthétique, la relation esthétique. Au fond, on a eu peut-être pendant trop longtemps une vision un peu hémiplégique de notre humanité. Si nous partions une bonne fois pour toute d’une idée extrêmement simple : tout être humain est caractérisé bien entendu par son intelligence, une attitude cognitive, rationnelle qui est une manière de se rapporter au monde, c’est-à-dire « je cherche à comprendre, à analyser, à transformer… » ; mais il y a d’autres moments tout aussi importants dans nos vies dès la toute petite enfance où ce n’est pas cette relation-là que l’on a. Je vais donner un exemple, une expérience que chacun peut avoir vécue : vous vous réveillez un matin dans un chalet au cœur d’une forêt et d’une immense prairie ; il a neigé pendant toute la nuit et vous avez devant vous un sol blanc, immaculé. Je ne connais personne qui ne marque pas de temps d’arrêt. On ne peut pas comme ça sortir et aller saloper la neige. La moindre trace nous paraîtrait presque sacrilège. On est dans ce moment-là dans une relation au monde d’un tout autre ordre. On est dans la pure présence. Notre attention est simplement là dans le plaisir mais aussi dans une forme d’attention différente. C’est la raison pour laquelle quand on parle de créativité, qui est un mot malheureusement un peu galvaudé, je rejoins tout à fait les propos du psychanalyste Donald Winnicott qui dit : attention il ne faut surtout pas lier la notion de créativité exclusivement à la production d’une œuvre extérieure. Ce n’est pas parce qu’on ne produit pas d’œuvre qu’on n’est pas créatif. Winnicott nous dit que la créativité est « un mode créatif de perception », c’est-à-dire que c’est la manière dont je me rapporte au monde qui est créative. Le contraire de la créativité, dit-il en substance, c’est la contrainte qui est constamment faite de s’ajuster, de s’adapter, de ne rien changer au monde, autrement dit de fermer la porte des possibles. Malheureusement aujourd’hui nos éducations sont construites comme cela. En gros c’est comme cela, il y a des règles ; l’économie nous astreint à un certain nombre de contraintes, ça ne se discute pas. La créativité, très précisément, c’est quelque chose qui fait que lorsque je me lève le matin, la façon dont je vais regarder le monde a une dimension créative et c’est là, comme le dit Winnicott, que je sais que la vie vaut la peine d’être vécue. Si la vie consiste uniquement à s’adapter, à s’ajuster et à ne jamais être dans une créativité, alors la maladie peut en être une conséquence, c’est ce que dit Winnicott, mais surtout la question du sens se pose constamment. On se poserait peut-être moins de questions sur le sens de la vie si on commençait par comprendre que c’est la vie qui est le sens. Dans un moment comme celui que je vous décrivais, on ne se pose pas la question du sens. Le sens est donné dans notre présence au monde. Et le mot présent, comme Elisabeth l’a dit, il faut l’entendre à la fois comme une catégorie du temps mais aussi comme un don.
Je peux ajouter peut-être un nouvel élément qui va dans le même sens : si on se demande ce qu’est une œuvre d’art et ce qu’est une expérience esthétique, comme celle que je viens de citer, on va obtenir à peu près les mêmes réponses : on va y retrouver, au fond, des invariants anthropologiques. Comme par exemple celui du jeu : tout œuvre d’art est une manière de jeu. Le théâtre en est bien sûr une des formes majeures. Mais en quel sens faut-il entendre le jeu ? Ce n’est pas le jeu du divertissement, c’est le jeu, comme le dit le philosophe allemand Gadamer, c’est le jeu qui naît lorsque la vie est en excès. Quand la vie déborde, elle a besoin de se jouer. Et c’est comme ça que les enfants jouent d’ailleurs : ils se donnent en spectacle. Mais la douleur aussi peut avoir besoin de se mettre en scène, de se montrer. Par ailleurs, et c’est encore plus extraordinaire me semble-t-il, lorsque quelqu’un a la chance d’être un artiste, et que cette vie qui déborde, plaisir ou douleur, prend la forme d’une œuvre, et lorsque vous êtes en face de cette œuvre-là, elle accroît votre capacité de vivre : l’excédent de vie qui est passé dans l’œuvre va vous animer vous-mêmes. Il y a des livres, des tableaux, des photographies, des films, qui font que vous ne voyez plus le monde de la même façon, je pense que chacun peut avoir vécu cela. C’est d’ailleurs un des grands paradoxes que de mieux voir le monde à travers l’image que dans le rapport direct au monde lui-même. Le cinéma est extrêmement fort pour cela. Un arbre a une telle présence sur l’écran que cela vous apprend peut-être à regarder autrement les arbres que vous avez sous les yeux. Un autre invariant anthropologique que l’on trouve autant dans l’expérience esthétique que dans l’œuvre d’art, c’est le symbole : toute œuvre d’art a bien évidemment une forte portée symbolique. Mais là où les choses sont extrêmement intéressantes, c’est que le symbole, à l’origine et dans l’étymologie-même du mot, c’était une tradition d’hospitalité. Dans la Grèce ancienne, lorsqu’on recevait un hôte chez soi, qu’on lui avait offert le gîte, le couvert, au moment de se séparer, on prenait une pièce de poterie (coupelle, assiette…), on la cassait en deux et chacun partait avec une moitié : le symbolum. Vous voyez le sens fort de cette affaire. Outre que c’était une forme d’engagement vis-à-vis des héritiers : celui qui un jour se présentait chez vous venait avec l’autre morceau, cela veut dire que le symbole est une toute petite partie mais qui convoque le tout. Le symbole c’est ce qui nous unit. C’est une force de reconstitution de la totalité, à la fois sur le plan psychique interne (lors d’une expérience esthétique on est bien : en accord avec notre propre dimension), mais aussi potentiellement dans l’idée de beauté (cf Emmanuel Kant). Il y a toujours une communauté potentielle. Par exemple, quand vous dites à quelqu’un : « Ah ! vraiment c’est beau ! », est inscrit dans ce type de formule une idée du genre : « je pense que tout être humain devrait ressentir la même chose que moi ». D’où le fait que c’est si douloureux, quand on va au cinéma, d’être avec quelqu’un que l’on aime et qui n’a pas aimé le film parce que d’un seul coup la communion est cassée. On ne comprend pas comment c’est possible que l’autre qu’on aime ne communie pas dans le sentiment que l’on a éprouvé.
L’autre invariant anthropologique c’est la cérémonie. Toute culture humaine a des moments de cérémonie où le temps ordinaire s’arrête. Une œuvre d’art, c’est une formule de Hannah Arendt, c’est quelque chose qui vous contraint à vous arrêter, vous attarder. Ce qui me semble particulièrement éducatif dans un monde entièrement voué au zapping, c’est qu’il y ait de temps en temps des moments comme cela. Élisabeth parlait tout à l’heure de l’attention. On apprend aujourd’hui dans les ESPE (ex IUFM), qu’un jeune enfant ne peut pas tenir son attention plus de dix à quinze minutes. La recette pédagogique enseignée et qui me met en rage, c’est qu’il faut changer d’activité le plus souvent possible, sinon ils vont s’ennuyer. Résultat, c’est du zapping. Les mêmes enfants dont on vous dit qu’ils n’ont pas cette attention, peuvent rester à travailler avec un plasticien par exemple pendant deux heures ! Deux heures d’attention, de travail ! Voilà quelque chose qui nous montre à quel point l’art est aussi un apprentissage du temps. Il y a des temps où l’on peut s’arrêter : ce n’est plus le temps de l’affairement, c’est le temps de la présence au monde.
Pour conclure, je crois qu’il est important de bien comprendre que l’émotion esthétique, l’expérience ou relation esthétique, nous l’avons d’abord avec des choses simples. Elle ne naît pas forcément avec des œuvres d’art. Il est important de ce point de vue, sur le plan éducatif, pédagogique, de pouvoir reconstruire la continuité entre l’expérience ordinaire dans sa forme la plus intense, par exemple l’étendue de neige citée plus tôt, et les œuvres que l’on trouve dans les musées. Au fond, s’il y a des tableaux, c’est forcément parce qu’il y a des hommes et des femmes qui ont éprouvé un certain nombre d’émotions face au monde, aux autres et que ces œuvres nous en parlent. Il m’arrive quelque fois de dire : plutôt que d’emmener les enfants tout de suite au musée, emmenez-les par exemple - je m’inspire de différents pédagogues - faire un tour dans la forêt voisine, demandez-leur d’ouvrir grand les oreilles, les narines, de toucher les arbres, d’écouter le bruit que font les pas sur le sol… C’est exactement ce que fait un musicien contemporain, Jean-François Estagier : il intervient souvent dans les écoles, auprès d’enfants autistes, mais aussi avec les danseurs de l’Opéra de Paris ou les élèves du conservatoire de musique de Lyon. Il fait la même chose pour tout le monde : grands et petits sont dans une salle vide au sol recouvert de feuilles mortes. Il leur demande de marcher et d’être attentifs aux sensations : le bruit, la musique des feuilles froissées… Il demande à des artistes professionnels de revenir aux fondements, à la base de l’art qui est l’expérience esthétique quand elle est véritablement accomplie. Quand on va jusqu’au bout de l’expérience esthétique la plus simple, on est sur les pas qui mènent à l’art.
Autre élément important : Élisabeth disait tout à l’heure que l’éducation artistique, esthétique, a aussi une dimension éthique ; moi j’ajoute une dimension politique. Il y a un texte malheureusement peu connu mais qui est extrêmement fondateur, celui du poète et dramaturge Friedrich Von Schiller. En 1795, il écrit à un duc, le puissant de l’époque, celui qui est au pouvoir, une série de lettres intitulée Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme. Je le cite de mémoire : « Vous Prince, qui voulez que la liberté règne parmi vos sujets, vous devez commencer par l’éducation esthétique. La beauté achemine à la liberté. » On rejoint l’affaire des deux loups du conte amérindien cité par Sevim : Schiller dit que tout être humain est porteur de deux instincts et que seule l’éducation esthétique peut les nourrir comme il convient. Seule l’éducation esthétique prend en compte la complexité de l’être humain dans cette double dimension qui est la sienne. Schiller écrit cela après la Révolution française ; très engagé dans la Révolution française mais extrêmement effrayé par la Terreur, il a vu que la Révolution avait fini dans ce bain de sang précisément parce que les hommes n’étaient assez éduqués et pas capables d’être vraiment libres : le mauvais loup avait été trop longtemps nourri en eux. En résumé, il me semble que ce n’est pas la peine de dire : « on va faire de l’art à l’école, comme ça les élèves vont faire des progrès en maths… », qu’on va faire de la danse ou autre chose pour qu’ils soient plus épanouis, mais il faut tout simplement dire : « c’est absolument nécessaire parce que c’est la moitié de notre humanité qui est en question ; elle mérite d’être prise en charge et éduquée au même titre que l’autre. » Il faut sortir d’une éducation hémiplégique qui nous prive d’une moitié de nous-mêmes.

Christine Saillet Philippe, tu es artiste et tu as toujours voulu associer à ton travail de création celui de la transmission que tu as commencé il y a des années auprès de jeunes aveugles et que tu poursuis ces dernières années dans les collèges et lycées du département. C’est à toi de conclure, avant de laisser la parole aux personnes présentes dans la salle.

Philippe Brame  D’abord j’aimerais lire un petit poème écrit par l’une des élèves, d’une classe de 3ème PP, avec laquelle j’ai eu la joie de travailler l’année dernière, au cours d’une résidence d’artiste dans un lycée de Troyes. Certains de ces élèves auraient dû être là ce soir mais cela a été compliqué pour des raisons que vous pouvez imaginer. Cette lecture est une manière de les rendre présents. Je pense beaucoup à eux et j’aime à imaginer que l’aventure se poursuit. Par contre certains de leurs enseignants sont là ce soir, qui ont rendu ces écrits possibles.
« Écouter la pluie tomber, danser dans la rue, fêter Noël en famille, remplir le sapin de cadeaux, ouvrir les cadeaux, aller dormir. Boire un bol de lait, boire un bol de chocolat et manger un gâteau. Parler français à l’école. Aller éplucher des pommes de terre. Aimer est un droit. Ne jamais parler aux inconnus. Aller cueillir des fruits dans les arbres. Pleurer après avoir eu une mauvaise nouvelle. Écouter la pluie tomber. Sauter dans l’eau. Apprendre ses leçons le soir. S’asseoir près de l’eau. Regarder le paysage. »
J’écoutais tout ce qui a été dit ce soir. En tant que photographe, c’est toujours délicat de prendre la parole. Je retiens beaucoup de choses : l’étonnement ; sommes-nous encore capables d’étonnement ? C’est probablement l’expérience dans laquelle j’ai plongé toute mon énergie et ma passion avec ces élèves, lequel étonnement nous fait entrer ensemble dans la joie du tâtonnement. C’est-à-dire le « au final, je ne vois pas grand-chose ». Et plus je prends un appareil photo, plus je fais l’expérience de ne pas voir grand-chose. C’est cela qui m’inscrit dans le temps réel, dans la réalité.
Je suis très marqué quand j’interviens dans les établissements et que je discute avec les élèves, combien certains me parlent de leur avenir : ils me l’expliquent, me le montrent. Je suis extrêmement étonné et tout en tâtonnant il me vient de leur répondre que c’est horrible. Si je montre l’avenir à quelqu’un, il n’en a plus !
On parle des artistes, des photographes, de la création, et je pense que beaucoup de choses importantes ont été dites ce soir. Tout est création à partir du moment où j’arrive à retrouver la réalité du temps, à ne plus être « en face ». Je peux être en apparence « en face de vous ». Est-ce que je suis le regardé ou le regardant ? Si je prenais mon appareil photo et que je le mettais là (devant les yeux), tout d’un coup vous êtes les regardés.
Ce que je propose aux élèves, c’est cette expérience de passer dans les coulisses, dans l’envers du décor. En apparence, tout est déjà assez « bétonné », pour eux comme pour nous. Je me suis aperçu combien j’avais d’a priori y compris d’apriori visuels. Les jeunes n’en manquent pas non plus. Ce qui est intéressant, tout d’un coup, c’est de faire l’expérience que l’image, la photographie, l’écriture si vous préférez (tout cela est la même chose), nous placent non plus « en face » mais « en présence ». A partir du moment où je suis en présence de vous, monsieur, je ne pense plus à vous. Tout change. On quitte le mode de la « pensée sur » la création pour entrer dans l’écriture d’une image. Ce peut être une photo, ce peut être un poème comme celui que je vous ai lu, ce peut être une manière d’éplucher les pommes de terre…
Je pense que la création c’est essentiellement d’abord me taire ; mais là je suis bloqué et obligé de parler ! Ne pas revenir en arrière et surtout ne pas aller de l’avant avec quiconque, et surtout pas avec des jeunes, des élèves dont « l’avant » est complexe. Ce n’est pas facile. Je répondais un jour à un élève qui me demandait mon parcours scolaire que je suis arrivé au collège avec deux années d’avance et j’ai fini le lycée avec une année de retard. Il y en a un qui m’a répondu : « Eh bien il vous reste une année d’avance. » C’est quoi le temps ? C’est le temps que nous prenons en ce moment et que donc nous perdons. J’ai noté tout à l’heure que la poussière d’or avait été jetée dans l’étang et cela avait été perçu comme une mauvaise solution. Moi je l’ai entendu comme la plus merveilleuse des solutions. La poussière d’or avait pris toute sa dimension qui n’était plus définissable, qui était l’invitation à franchir une fenêtre. Au fond, une photographie ce n’est qu’une fenêtre.
Je n’ai toujours pas réussi à trouver quoi que ce soit de normal. Probablement que si vous êtes dans le même cas, la question de la création est résolue. Je n’arrive pas à m’adapter à la vie qui ne cesse de surgir en face de moi. Vous pouvez me donner toutes les explications que vous voulez, ça ne me suffit pas et s’il le faut, je vais faire perdre la vue aux élèves. Je vais masquer leurs yeux, les faire rentrer dans un incompréhensible uniquement pour revenir à ce sensible-là, parce que parfois il est un peu… Nous pouvons nous exiler dans une banalité. Par rapport aux images, comme vous le savez tous, elles passent à l’allure d’un TGV. Et ça n’arrête pas. Et des photographies il en pleut de partout. Avec les élèves c’est pareil : on parle de la télé, des écrans, toutes ces choses-là. Parce qu’ils ont aussi l’impression de voir sans être vus. On peut quitter la porte d’entrée qui est la fenêtre, et perdre son temps à contempler la poignée de la fenêtre qui est la télécommande. Qui commande quoi ? On ne sait plus trop.
La photographie, la poésie, la transmission, c’est aimer « être là ». Je peux honnêtement vous dire qu’il est arrivé dans des fragments de mon existence, avec des jeunes dont vous pouvez imaginer le nombre d’a priori, de prendre un temps, un vrai temps, au cours duquel nous nous sommes tus. Je ne sais pas si c’est de la beauté, de l’esthétique, de l’art… mais faisons ensemble une manifestation de silence.

Questions du public
L’art et la beauté sont-ils toujours reliés ? Philippe Brame: Il faut l’espérer. Je n’aime pas le terme relié. C’est toujours la même problématique exposée par Alain : on fait ce qu’on peut avec les mots. Mais je me sens lié, c’est différent. Art, beauté… Je n’ai pas envie de me couper l’une des deux jambes, et de claudiquer plus que je ne claudique déjà. Il s’agit bien de deux fenêtres différentes mais c’est un sujet un peu conséquent à développer.
Alain Kerlan : Je comprends la question plutôt comme une question qui porte sur l’évolution de l’art depuis l’art classique jusque l’art contemporain. Effectivement bien souvent on s’interroge sur cette notion de beauté dans l’art : est-ce bien la valeur qui aujourd’hui nous permet d’apprécier, de comprendre ce que sont beaucoup d’œuvres contemporaines ? La plupart des spécialistes de l’esthétique s’interrogent et remettent en question cette notion. En même temps je suis extrêmement frappé de voir que si on récuse cette valeur-là, on sera constamment à la recherche d’un autre mot pour dire des moments un peu exceptionnels, parce que au fond, dans l’art, il y a de l’art et du cochon. Tout l’art n’est pas bon. Quand on sort d’une biennale d’art contemporain, on est forcément dans l’idée de se dire : « Là il y a eu quelque chose que j’ai compris et qui m’a touché, il s’est passé quelque chose, une rencontre a eu lieu. Ma trajectoire a été modifiée, je vis une expérience dont la forme, l’intensité, sont particulières.  Mais à côté de ça, il y a des choses que je ne comprends pas, qui me laissent indifférent. » Il ne faut pas s’accrocher aux mots eux-mêmes : ils ont une histoire. Lorsque Schiller dit qu’avec la beauté on s’achemine vers la liberté, pour lui la beauté c’est l’art grec. Aujourd’hui on y met bien sûr bien d’autres choses. Mais il y a une forme d’expérience commune éprouvée dans la rencontre avec des personnages, des paysages, des personnes et des œuvres.
Philippe Brame : La contemplation est peut-être l’un des droits de l’homme les plus menacés aujourd’hui et l’art actuel peut parfois amener beaucoup plus à une compréhension : il va interroger ; on est dans l’intelligence. Si on parle de beauté, on va être plus rattaché à l’émotion, un peu comme la neige évoquée tout à l’heure.
Sevim Riedinger : En tant que psychothérapeute, je me rends compte que toute personne devient belle dès lors qu’elle se retrouve reliée à sa vérité à elle. Chaque fois, je suis véritablement émue de voir cette personne en face de moi qui trouve sa vérité : elle resplendit, c’est une beauté intérieure qui n’a rien à voir avec les traits. C’est un émerveillement.
Alain Kerlan : Un philosophe comme moi vous dirait que vous êtes platonicienne : la beauté c’est l’apparition sensible de la vérité.
Elisabeth Toulet : Quand je regarde certaines de mes journées, même si je ne suis pas à proprement parler une artiste (mais tout métier relève de l’art), il m’arrive de me dire, comme Samson François après un concert – c’est un de ses amis qui me l’a raconté - : « Ce soir, c’était ça ! » Les comédiens le disent aussi, tous les artistes du spectacle vivant. Et puis, le lendemain, ce n’est plus ça. Je fais la même expérience : il y a effectivement des journées, des moments où c’est beau, la façon dont je travaille et puis, à d’autres moments, c’est raté. On retrouve là le rapport au temps, le temps dont j’ai besoin, cette capacité de me laisser ajuster par ce qui vient, d’accueillir le réel, de rester vulnérable, ne pas chercher à prendre les choses en force. Il y a plus qu’une réalisation ou une efficacité. Comme le dit Philippe, il ne s’agit plus d’aller de l’avant mais d’accueillir et de se laisser faire.
Alain Kerlan : C’est vrai que dans le terme beauté, ce qui peut éventuellement paraître problématique, c’est le côté « propre » de l’art. Je m’explique car cela est lié à une anecdote : à une époque, j’ai souvent accompagné des enseignants en formation continue dans des ateliers d’artistes plasticiens, car je pensais nécessaire qu’ils voient ce que c’est. La première chose qu’ils disent en entrant dans l’atelier c’est : « Ah là là, c’est dégueulasse, y a de la peinture partout ! » On a bien souvent une conception du travail artistique comme quelque chose de léger, fini avec le glacis… et on ne voit pas ce qu’il y a derrière de matière, de corps à corps, de sueur … Je ne voudrais pas que le terme beauté fasse écran à ça pour nous laisser entendre uniquement qu’il n’y a d’art que dans l’harmonie. Or il y a de la disharmonie aussi dans l’art. Le terme beauté fait courir ce risque. Mais c’est un débat annexe à notre propos.

Quelle serait la place de l’humour ?
Sevim Riedinger : C’est quelque chose que j’utilise énormément avec les petits et l’on peut être parfois réellement « agressé » ! Je pense à un petit garçon de cinq ans qui s’assoit en face de moi et se met à rire. Il continue ; je lui dis que j’aimerais participer à sa joie : « Ah non, je ne peux pas te le dire. » Il continue à pouffer de rire. J’attends et puis il finit par dire : « Tu ressembles à mon chien. » Je lui demande pourquoi. Il me dit que j’ai le même poil doré. L’humour est une arme magnifique avec chacun de nous et effectivement, pour avoir de l’humour, il faut accepter de se remettre en question, diminuer un peu son moi. C’est comme une dilatation : quelque chose se passe en nous dans le rire qui permet de dégager quelque chose. On ne met pas de mot dessus mais c’est une émotion qui dilate et ça fait du bien.
Philippe Brame : L’humour est un sujet extrêmement grave. Je me souviens d’un élève un peu perturbateur qui provoquait quelques rires sans que ce soit de l’humour. Je lui ai dit que ce n’était pas très drôle mais que ce n’était pas grave. Il y a un humour qui consiste à ne pas se prendre au sérieux qui est très important. Mais dans la question posée, j’entends beaucoup plus que cela. C’est la place de l’humour dans l’acte de création. J’ai dit à ce jeune : « C’est dommage, tu as peut-être un énorme talent ! » C’était un peu méchant de ma part, je le reconnais, mais je lui ai dit : « Tu vas prendre ma place et tu vas nous faire rire. » Il a dû essayer de nous faire rire et il a vu que ce n’était pas drôle du tout. Le rire est une forme de création qui nécessite un talent particulier que j’appelle l’élégance. L’élégance demande énormément de travail. C’est une gymnastique très complète qui commence dès le réveil dans la manière dont je vais créer l’humour par rapport à moi-même. J’admire les clowns, peut-être le métier le plus difficile dans les temps actuels. On a parlé ce soir du personnage, du comédien, mais le clown, c’est encore tout un autre univers. S’il y a un clown parmi vous, je m’incline devant lui parce que les clowns sont sans doute les artistes les plus importants de l’art contemporain. Nous avons perdu les mythes, les contes, mais il nous reste les clowns ; ils nous permettent de « rester à la bonne température ».

Lorsque l’art ou la recherche du beau oublie la personne, sa recherche n’en est-elle pas pervertie ? Elisabeth Toulet : Dès que le sens de la personne humaine disparaît, la vie perd son sens, le travail quel qu’il soit perd son sens. La médecine qui n’est plus ordonnée à la personne n’arrive plus à soigner. L’économie qui n’est plus ordonnée à la personne devient perverse. Toute activité qui ne respecte pas la singularité, l’unicité, le caractère irréductible de chacun, est un pas vers la barbarie.

A lire 

Sevim Riedinger Le Monde secret de l’enfant, Carnets Nord, 2013
Elisabeth Toulet  La Beauté à la rencontre de l’éducation, Académie internationale de Théâtre pour enfants, L’Harmattan, 2014 Alain Kerlan  Un Collège saisi par les arts, Essai sur une expérimentation de classe artistique, L’Attribut, 2015 Philippe Brame  La Lumière procède du noir, Camille Claudel, photographies et poèmes, Ed. Camac, 2013, Le Ciel indifférent, photographies de Philippe Brame, poèmes de Dominique Ponnau, Ginkgo Ed., 2014