COMPRENDRE ET SAISIR LE "MOMENT FAVORABLE"

La création du temps - La présence-
Montréal 2014

Jean-Pierre Rosa, dans cette intervention, évoque l'évolution du rapport au temps dans la civilisation occidentale, depuis le 5è siècle av. Jésus Christ. . Temps cyclique, puis temps historique introduit par la pensée judéo chrétienne. La modernité invente la notion du progrès, où le temps apparaît comme une flèche orientée. Le temps devient objectif. Avec la post modernité, le temps s'accélère et l'espace s'abolit. L'époque actuelle nous donne la possibilité de dissocier le temps objectif, extérieur, social, et le temps subjectif, éminemment personnel, dont l'acte de création artistique permet particulièrement de faire l'expérience.

by Jean-Pierre Rosa

Jean-Pierre Rosa est philosophe et Secrétaire Général des Semaines Sociales – France Il a participé au 8è congrès de Montréal en août 2014

Le temps : une interrogation pour toute culture

Au 5° siècle avant Jésus-Christ, à peu près sur toute la terre, les sagesses et les religions apparaissent en même temps que la culture naissante. Et le premier constat qu'elles font, d'où elles partent même, est celui de l'impermanence, de la finitude de l'homme et de toutes choses autour de lui.
Héraclite d’Éphèse, le père de la philosophie, s'étonne : « Tout coule ! », ou encore : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Autrement dit : tout est relatif, voué à la corruption. Le temps absorbe tout, annule tout.
Mais il n'est pas seul. A la même époque, en Chine, Lao-Tseu constate que l'impermanence est notre lot. La même idée apparaît dans la Bible avec le récit de la création de l'homme, imparfait et mortel. En Inde, le Bouddha fait le constat de la souffrance qu'engendre notre condition mortelle soumise au désir insatiable. Bref, sur toute la surface de la terre l'homme, à la même époque, médite sur sa condition temporelle transitoire.

La hiérarchie grecque : le ciel intemporel et la terre changeante

Les sagesses offrent plusieurs issues à cette condition. Nous allons rester en Grèce, parce que c'est là que se joue notre culture occidentale.
En Grèce, nous avons vu Héraclite mettre l'accent sur l'universel changement mais d'autres, comme Parménide font valoir la continuité des êtres et donc l'intemporalité. Ce débat se dénoue peu à peu avec Platon et surtout Aristote. Aristote se donne un critère pour classifier les êtres. Certains sont mobiles, éphémères, soumis à la corruption, d'autres s'approchent de l'immobilité ou en vivent. Comme les étoiles ou les dieux. Cette conception – qui valorise l'immobilité et l'éternité aux dépens de la vie et du changement restera globalement dominante jusqu'aux temps modernes. Cependant l'irruption de la pensée juive et chrétienne qui introduit dans un temps cyclique une perspective historique travaille peu à peu cet ordre immuable.

Les temps modernes : le temps orienté

C'est aux temps modernes que le temps historique, le temps orienté prend le pas sur le temps cyclique. Avant les grandes découvertes nous étions dépendants de la nature, nous vivions à son rythme. Peu à peu nous nous en sommes émancipés. Mais en même temps, sous la poussée des « grandes découvertes », les sciences naissantes et les explorations, notre sentiment instinctif d'être logés au centre du monde, dans un ordre temporel et spatial évident, naturel, est remis en cause.
Se pose alors la question : Et si tout était faux ? Et si le monde en dehors de nous n'était qu'une illusion ? Descartes et Hume vont au bout de cette interrogation. Mais en réalité, par des chemins différents, ils ne cherchent qu'une seule chose, que résume Descartes : « trouver quelque chose d'assuré dans les sciences pour se rendre maîtres et possesseurs de la nature ».
Voilà qu’apparaît, avec cette maxime, le projet de la modernité : dominer peu à peu la nature, la dompter. Dans cet univers mental le temps apparaît comme une flèche orientée, ce que l'on appelle le progrès.
A partir de là, les réflexions sur le temps se développent, car le temps de l'homme et le temps du monde se trouvent disjoints.
E Kant se demande : l'espace et le temps ne sont-ils pas une production de notre esprit ? Une manière de mettre en forme le monde extérieur pour que notre intelligence le comprenne ? Position modeste, certes, mais qui fournira la base de grandes dérives :
En effet, si le temps, qui est ma production, est le cadre de toute pensée, alors le temps peut aussi s'achever avec moi ou avec un collectif qui réalise « l'humain ». C'est l'esprit absolu de Hegel, la vision du « grand soir » du marxisme et les lendemains qui chantent propres et à toutes les idéologies totalisantes et totalitaires du 20° siècle.
C'est à ces conceptions englobantes et totalitaires que des esprits aussi différents que Pascal, Kierkegaard ou Heidegger s'opposent en mettant en avant pour le premier la faiblesse de l'homme, pour le second la valeur de l'instant et pour le troisième notre finitude : nous sommes, comme le dit Heidegger, des « être-pour-la-mort ». Notre condition est incompréhensible, sans cet horizon qui, en limitant notre existence, permet de lui donner un sens.

L'accélération contemporaine

Notre époque contemporaine, héritière de la mystique du progrès, reste une époque inquiète, comme si la volonté de nous rendre « maîtres et possesseurs de la nature » nous avait enchaînés au progrès scientifique et aux techniques qui en sont issues.
Aujourd'hui nous avons tous le sentiment d'un temps qui s'accélère et d'un espace qui s'abolit. Un peu comme si la technique vivait sa vie propre, nous contraignant à la suivre dans une course de plus en plus accélérée. Nous sommes un peu comme ces moutons imaginés par Rabelais et conduits par Panurge qui sont prêts à se jeter tous ensemble dans le fleuve.
Nous avons le sentiment d'être embarqués, malgré nous, dans des rythmes qui nous sont imposés par le travail, l'économie et les normes sociales. Notre société enregistre d'ailleurs une croissance inquiétante des pathologies liées à cette pression de l'urgence et de l'immédiateté. (risques psycho-sociaux).
Ce sentiment d'accélération se lit tout particulièrement dans les relations entre générations : jusqu'en 1968 pour donner une date repère, nous étions dans une accélération intergénérationnelle : une génération enseignait à une autre qui vivait dans un autre monde, maintenant nous sommes entrés dans une accélération intra générationnelle : les plus jeunes apprennent aux aînés, les enfants à leurs parents, mais aussi les étudiants à leurs professeurs.

Temps et durée

Y a-t-il une solution pérenne à cette situation ? Certains rêvent d'un retour en arrière, vers ce temps mythique, cet âge d'or où l'on « avait le temps ». D'autres acceptent la fuite en avant, quitte à s'y briser.
Il est pourtant une autre voie qui semble émerger : celle qui consiste à prendre acte de cette dissociation, un peu comme le fait Bergson qui distingue temps et durée.
Il ne s'agit pas seulement de distinguer le temps « objectif », extérieur, et le temps subjectif, ressenti, mais d'exercer un jugement sur ces deux réalités.
D'un côté, on à le temps. Le temps est toujours spatialisé et il sert avant tout aux sciences et aux techniques. Parce qu'il est spatialisé il est mesurable. (Cf. le cadran de l'horloge). De l'autre côté, la durée est non seulement subjective, irréductible à autre chose qu'à elle-même, mais elle est même la mesure et le fondement de la conscience de soi. Elle est attachée à la conscience.
Nous avons tous notre durée propre, notre « heure » propre, notre temps favorable. Nous pouvons tous considérer le temps qui passe non du point de vue du temps social normatif mais du point de vue de la durée, du point de vue de notre réalisation personnelle et intime. Et cela est particulièrement vrai dans l'acte de création artistique.
Cette prise de position en faveur de la durée, prise de position subjective et artistique nous invite à privilégier l'instant, comme le faisait Kierkegaard. L'instant est en effet le seul lieu où nous avons réellement prise sur le cours du monde. Encore faut-il que nous le vivions dans une triple perspective :
- accueil de ce qui vient,
- intensité de notre attention
- et, en même temps, lâcher-prise, abandon.
Nous pouvons ainsi, instant après instant, faire de notre existence un chef d’œuvre unique.

Comprendre et saisir le « moment favorable »

Mais il ne faut pas s'arrêter là. Il ne faut pas se réfugier en quelque sorte dans ce face à face avec nous-mêmes.
En effet la durée n'est pas seulement intime. Le temps qu'utilise la science n'est que partiellement réel. La réalité déborde ce qui est simplement mesurable. Il y a une dynamique interne aux événements que seule l'intuition peut saisir.
Pour le dire de façon plus triviale, il faut intégrer la dimension temporelle dans la compréhension et la lecture des événements. « Il faut laisser le temps au temps ». Cette formule - empruntée à Cervantès et que François Mitterrand a rendue célèbre - est sous-tendue par l'idée d'un temps propre des événements que l'on doit apprendre à connaître et respecter pour se donner une chance d'en influencer le cours.
C'est au fond la version laïque de l' “heure”, le moment favorable, le « kairos ». Dans l’Évangile, l'heure, désigne cet instant unique de l'histoire où l'éternité prend corps en un instant précis du temps. L'heure unit le monde, les hommes et le divin.
Cette « heure », ce moment favorable, cette dynamique interne aux événements invite à un regard positif sur le temps que nous vivons. Augustin évoque cela en une formule : « Ne dites pas les temps sont mauvais, soyons bons, les temps seront bons ».
Désespérer de notre temps ne sert à rien sinon à nous en faire épouser les aspects négatifs.
Nous devons, pour reprendre Augustin, être bons avec ce qu'il y a de bon dans notre temps. Il y a en effet des caractéristiques propres de notre temps que nous devons déchiffrer, comprendre et vivre comme s'il s'agissait de nous-mêmes.
C'est ce à quoi nous invite cette formule, utilisée souvent sans bien la comprendre, qui consiste à « Lire les signes des temps ». Elle consiste avant tout à prendre au sérieux l'historicité de l'homme et celle de Dieu. Et à la vivre au niveau non plus seulement personnel mais collectif. Un exemple ? La postmodernité donne le primat à la relation par rapport au statut : une évolution positive, très certainement. Tout comme elle donne le primat au temps personnel par rapport au temps social « idéologique ».