L'ART ET LE BEAU, SOURCES D'UNE ESPERANCE NOUVELLE

Conférence lors du 8è congrès international de Montréal le 23 août 2014

Conférence lors du 8è congrès international de Montréal le 23 août 2014
Texte écrit de la conférence, diffusée aussi en enregistrement vidéo

por Philippe Sers

L'ART ET LE BEAU, SOURCES D'UNE ESPERANCE NOUVELLE



Nous allons réfléchir d’abord sur deux phrases de Jésus :
La première c’est « Les mystères du royaume sont cachés aux sages et aux intelligents et révélés aux tout-petits » (Mathieu 11),
La deuxième c’est « Les cœurs purs verront Dieu ».

Alors, d’abord, les sages et les intelligents, qu’est-ce que ça peut être ? Ceux qui se croient sages, bien entendu, ceux-là veulent comprendre, en particulier comprendre l’essence divine ; et comprendre, qu’est-ce que c’est ? C’est faire la connaissance d’un objet, prendre et contenir. Or il y a des choses qu’on ne peut pas contenir : l’amour, la mort. Contenir c’est vraiment une illusion techno-scientifique.
Les sages veulent comprendre et ils veulent analyser. Analyser, c’est séparer en entités distinctes, par exemple le corps et l’esprit. L’analyse revient à réfléchir sur le vivant à partir d’éléments séparés de la vie, donc on réfléchit sur les vivants à partir d’éléments morts.

Il y a une belle histoire d’un peintre chinois qui aimait peindre des bambous. Son cousin a écrit un texte magnifique sur sa façon de peindre les bambous. Un peintre médiocre coupe les bambous en petits morceaux et les ajoutent les uns aux autres, donc il peint des bambous morts. Yucos, le cousin peintre, lui, faisait croître les bambous dans son cœur et quand le bambou avait pris une dimension telle qu’il était obligé de sortir, et bien, en quelque sorte, il jaillissait sur la feuille de papier.

Comprendre et analyser chez les tout-petits et les humbles, c’est exactement le contraire. C’est la sagesse des humbles qui a tellement passionné les artistes depuis les origines jusqu’aux artistes contemporains et en particulier les artistes du Bauhaus chers à votre cœur.

Deux caractéristiques de cette sagesse :
• d’abord, il s’agit de l’expérience personnelle de la manifestation divine ; par exemple chez des peuples primitifs, mais aussi chez des gens comme Sainte Thérèse ou Marthe Robin.
• ensuite, c’est la conscience de l’unité globale, par exemple la beauté du monde.
Cela montre l’unité et la singularité de la personne dans sa rencontre avec Dieu, cette unité est cette singularité de chacun d’entre nous.

Voici une anecdote curieuse de Marthe Robin qui cite la formule de Pascal : « Tu ne me chercherais pas si je ne t’avais déjà trouvé ». On lui fait remarquer qu’elle la cite de façon inexacte car en réalité Pascal a dit : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé ». Elle répond : « C’est impossible, il a fait un cuir, c’est une banalité ». Et effectivement, la formule de Marthe Robin fonctionne parfaitement.
Et nous allons voir que cela se réalise de manière déroutante.
Jésus est la sagesse créatrice, c’est le maître de sagesse dans l’humilité. Cette sagesse a son mode d’approche qui n’est pas le concept ; le concept est quelque chose qui contient.
Cette sagesse est l’idée contemplative, du verbe grec qui signifie « voir ». Voir l’absolu dans la réalité des choses. C’est voir la façon dont Dieu se révèle, par exemple l’art, la beauté. C’est un mode d’approche de la lumière divine, c’est la forme visible.

L’idée contemplative c’est ce que je perçois et qui en même temps m’affecte. Songeons au cœur brûlant des disciples d’Emmaüs à qui Jésus fait voir la réalisation des promesses du Père, en lui. Le cœur brûlant c’est ce que Kandinsky appelle la vibration de l’âme, ce qu’il éprouve devant le coucher de soleil de Moscou, coucher de soleil qui, pour lui, est une image de la mort et une promesse de résurrection.
À l’origine, la théologie a un caractère fruitif, artistique, la révélation divine se goûte comme un beau fruit, elle a une saveur, elle se goûte dans les icônes, dans les monographies, poésies, peintures.
A ce moment-là commence à se définir la métanoia artistique, à la suite d’ailleurs de la formule de Jésus sur les sages et les intelligents quand il dit : « Je suis doux et humble de cœur ».
L’humilité, c’est la chaîne des vertus: vaincre les trois tentations du Christ :
L’illusion de la force, qui nous écarte de l’amour ;
l’illusion de la quantité, de l’accumulation, qui nous écarte de la confiance en Dieu;
l’illusion de se croire au centre du monde, qui nous écarte de la rencontre avec Dieu.

Cette métanoia artistique, cette conversion, nous la constatons comme une sorte d’évidence dans la mentalité du créateur mais elle se développe aussi dans certains grands textes, dans certaines grandes œuvres.
Simone Weil a développé l’idée que l’Iliade est un poème axé sur l’illusion de la force et démontre que le vrai vainqueur n’est pas Achille mais Priam, le père dont Achille a tué le fils, qui s’agenouille aux pieds du meurtrier qui a tué son enfant, embrasse ses genoux ; et, à ce moment-là, Achille s’aperçoit que Priam est beau, magnifique dans sa douleur et sa fidélité. Et Achille pense à son père, fond en larmes et embrasse Priam.
La fin de l’illusion de la force c’est le passage de la violence à l’amour ;
La fin de l’illusion de quantité, c’est le passage de l’accumulation au don ;
La fin de la centralité illusoire, c’est le passage de la vengeance au pardon, ce qui surpasse le don parce que cela dépasse le péché et la haine.

Le principe de ces artistes de la représentation, c’est qu’ils utilisent une communication indirecte ; ce que l’on appelle –selon une expression de Kierkegaard- une communication indirecte, c’est une communication sans paroles ; c’est une communication qui transmet des éléments d’action, un pouvoir et non un savoir, autrement dit quelque chose de vital et non pas quelque chose d’extérieur à la vie. Une communication indirecte qui, par sa nature, reste irréductible à toute transmission. Et d’ailleurs, le maître dans le domaine des arts de la représentation n’enseigne pas ce qu’il sait, il enseigne ce qu’il est.
Cette communication ouvre sur une forme de dialogue particulière, concrétisée par le fait qu’on propose quelque chose, une sorte d’énigme qui est soumise à un itinéraire interprétatif qui est en lui-même un appel alla métanoia, à la conversion, mais à une conversion transformatrice ; lorsque nous sommes entrés dans une grande œuvre, lorsque nous avons vécu quelque chose d’important sur le plan poétique, pictural, scénographique, musical, nous en sortons différents, transformés.
Cette communication manifeste, dans la plupart des cas, une nostalgie et une grande politesse à l’égard des rites et de la liturgie, elle est transmission d’une expérience ouverte à une communauté, c’est-à-dire qu’elle est une évidence personnelle ouverte à une communauté. C’est un dialogue qui s’insère, un dialogue direct dans cette entrée interprétative et, en outre, du fait qu’elle est provoquée à l’origine par la déchirure spirituelle dont il a été question, elle est portée au regard sur le mystère du mal, sur la rencontre avec la transcendance et la mise à l’épreuve fruitive des promesses de salut.

Il y aurait beaucoup d’exemples à analyser mais il serait peut-être nécessaire de définir les arts de la représentation parce qu’on dit un peu tout et n’importe quoi ; il n’y en a pas beaucoup, ils sont quatre : ce sont la peinture, la poésie, la musique et la scénographie.
Ils se caractérisent d’abord parce que ce sont des arts de l’intactilité, c’est-à-dire de la vue et de l’ouïe ; ce qui les distingue des autres, c’est que ce sont des arts à distance, la réception est séparée de l’extérieur et cette distance a une certaine importance dans la mesure où la mise à distance de l’objet autorise l’itinéraire spirituel.
Ce sont aussi des arts purs c’est-à-dire non appliqués, qui ne servent à rien, ils sont dans la gratuité, dans l’offrande, dans le don ; alors, représentation plus que simple répétition, représentation que j’ai décidé d’écrire re-présentation et de mentionner le fait que cette re-présentation est une re-présentification, et là, on trouve le lien avec ce dont a parlé Élisabeth au sujet de la notion de présent. Le principe est de revivre une rencontre, la rencontre d’un événement, non pas une circonstance, pas quelque chose de secondaire, de futile, mais revivre l’événement, un danger, un ravissement, une action, une situation, de le revivre dans l’ordre du sens.

Alors, quel est le processus ? C’est qu’après cette rencontre, le témoin laisse une trace de la rencontre qu’il a vécue et que celle-ci est soumise à un processus de composition : par exemple, si vous prenez la représentation de l’Apocalypse, c’est un sujet très intéressant parce que St Jean a vu –le prophète visionnaire voit- et il transcrit ; ensuite on fait une image donc une double transcription. C’est un peu comme le téléphone, avec toutes les modifications qu’on pourrait supposer.
Mais la composition ce n’est pas ça, c’est une mise en ordre en fonction du sens. Or, Saint Jean a remis en ordre et les iconographes, à leur tour, remettent en ordre, il y a donc une double remise en ordre, donc un double enrichissement herméneutique.

L’œuvre devient une trace témoignage, c’est-à-dire à la fois un compte rendu d’une expérience notable et l’indication de la direction dans laquelle un territoire reste à explorer. Si l’artiste a découvert quelque chose, a vécu un événement marquant, à ce moment-là il a laissé une trace qui constitue un témoignage et, en même temps, un support pour le regardeur ou l’écouteur, qui est appelé à revivre cette expérience puisque la trace va permettre, à celui qui la considère, la rencontre.

Le regard prend alors l’aspect d’un exercice de sagesse ; c’est l’axe central de la révolution artistique du XXème siècle. Il s’agit d’une pratique très riche au début mais qui se trouve affaiblie de nos jours par les idéologies, par le marché, un affaiblissement de sa sphère spirituelle qui reste cependant encore présente ; il y a encore des éléments tout à fait notables.

Cela nous conduit à notre deuxième phrase évangélique : la pureté.
Les anciens parlaient d’attention néptique, c’est-à-dire sobriété, renoncement, retrait, la progression du désert (le désert est extrêmement important). L’attention néptique est une attention fondée sur une sobriété conçue à la fois comme purification et comme maîtrise des sens. Ça ne veut pas dire du tout qu’il faut les éteindre mais qu’il faut les orienter vers le spirituel. Alors, le paradigme néptique peut être considéré comme la base de l’expérience artistique et de l’expérience spirituelle axée sur un message de sagesse et de rencontre de la transcendance, et c’est un mouvement qui nous conduit justement à nous dégager des éléments circonstanciels pour accueillir et vivre l’événement; c’est ça l’attention néptique, l’événement qui se caractérise toujours dans sa relation à l’absolu. Il y a là une notion très importante, celle du présent absolu, notion kierkegaardienne: le présent absolu est le présent de la rencontre absolue de l’absolu, si bien que la personne est qualifiée par Kierkegaard comme point archimédien de la transformation du monde.

Qu’est-ce que cela signifie ? La personne est le point fixe sur lequel le levier peut s’appuyer et fait agir la force de Dieu dans cette transformation du monde, la personne comme point archimédien de la transformation du monde; ce qui réunit évidemment temps présent, présence de l’autre et ces trois notions qu’Élisabeth a si bien soulignées.

Alors il y a évidemment, puisque nous parlons de l’art, la question de la liberté. La tradition hésycaste considère qu’il y a une différence entre la nature humaine et la personne ; la nature humaine est commune à tous les hommes, la personne est unique au monde, indéterminable, inconnaissable dans son unicité. Nikolas Berdiaev parle de la personne comme d’un appel, une vocation, elle doit devenir en posant des actes créateurs, elle le peut car elle est liberté.
Voilà la notion de liberté qui intervient comme une dynamique, « Elle est illimitée » dit Dostoïevski au Grand Inquisiteur qui veut limiter la liberté pour que les choix de l’homme ne nuisent à personne, le Christ se tait car il est la liberté absolue.
La liberté a la capacité de devenir la liberté démoniaque qui est un mode de dépasser l’humanité à nous seul, une sorte d’insolence.
Fédor Karamazov veut dépasser les limites de la vie sexuelle et il rencontre la mort, il est tué justement par celui à qui il a donné la vie sans sacralité ;
Dimitri veut les dépasser par la liberté des émotions et des passions et il est conduit à la prison ;
Ivan, par des raisonnements et des Ă©lucubrations mentales sans fin, est conduit Ă  la folie;
Aliocha nous présente le modèle de la liberté christologique et ses différentes étapes : dépasser les limites de l’humain en refusant la possession démoniaque et en s’identifiant au Christ ; il est divinisé tout en restant humain, il est un véritable homme libre au milieu de tous ceux qui sont esclaves des autres ou d’eux-mêmes, et pourtant, après avoir atteint la liberté eschatologique et avoir vaincu sa dernière tentation devant la corruption du corps du Starets, il comprend que la liberté pleine et entière ne se trouvera qu’à la seconde venue du Christ libérateur : c’est le songe de Cana, l’eau transformée en vin.

De la beauté, Dostoïevski nous dit –toujours dans Karamazov- “Ici le diable lutte avec Dieu et le champ de bataille est le cœur de l’homme » ; Aliocha après cette révélation, ce rêve de Cana, embrasse la terre, il la baigne, il l’inonde de larmes, « son âme frémit » dit Dostoïevski. Frémissement, vibration, il y a toujours des mots qui sont maladroits pour signifier une réalité que nous ne pouvons pas comprendre, que nous ne pouvons que vivre.
Il dira plus tard « Mon âme a été visitée à cette heure », et à la fin du livre le petit Kolia demande à Aliocha s’il est vrai que nous ressusciterons tous et que nous nous reverrons « ainsi qu’Iliocha, le pauvre gamin qui est mort ». « Certes nous ressusciterons et nous nous reverrons, nous nous raconterons joyeusement tout ce qui s’est passé » répond Aliocha moitié rieur moitié enthousiaste. « Oh, comme ce sera bon » dit Kolia.

L’hésychasme (Télécharger image) est donc une tradition monastique orientale, l’expérience de la prière du cœur dont on peut dire qu’elle a influencé tout le passage à l’abstraction, on la trouve dans la Philocalie qui est un recueil de textes, de sentences, de compte-rendus d’expériences des Pères orientaux. Philocalie, cela signifie soit amour de la beauté, soit beauté de l’amour, si on prend l’étymologie correcte.
C’est la tradition spirituelle, philosophique et artistique de l’Orient, en particulier russe, représenté par St Nil, St Séraphin de Sarov, le Père Pavel Florensky, le Père Boulgakov, les philosophes Lossev, Berdiaev, Soloviev, les peintres Kandinsky, Larionov et même Malevitch sont des hésychastes.
C’est une méthode d'oraison, cette méthode qui consiste à chercher le lieu du cœur où sont concentrées toutes les puissances de l’âme et dont vient une union immédiate –c’est-à-dire, non médiate, directe- à Dieu. Cette union a lieu lorsque l’esprit attire vers lui l’intelligence et cette intelligence est épurée par le cœur –au niveau théologique, c’est même étranglée- ; épurée, elle s’ouvre de cette façon à la connaissances des principes et nous sommes conduits à la bonne exécution des préceptes salutaires qui mènent la personne à Dieu.

La parole de Jésus : « Les cœurs purs verront Dieu » est donc considérée et attestée par les Pères orientaux comme n’étant pas une métaphore, elle est une indication de l’expérience à accomplir, par exemple chez Grégoire le Sinaïte ou Saint Siméon le Nouveau Théologien qui dit : « Les cœurs purs voient déjà Dieu ici-bas quoique de manière moins parfaite que dans l’autre vie, ils le voient sous forme de lumière car Dieu est lumière et pareille à une lumière est sa contemplation".
Saint Siméon le Nouveau Théologien, (Télécharger image) dans le Traité de l’amour divin, dit que c’est Dieu comparé à un soleil lumineux et chaud qui descend dans les âmes purifiées pour les remplir de sa présence et ses ineffables consolations.
C’est cette lumière qui est apparue à Étienne –le premier martyre- et à Saul persécuteur. Cette lumière divine a été vue au moment de la Transfiguration mais –attention !- ce n’est pas l’essence divine qui est rendue visible, cette essence est absolument invisible et imparticipable à toute créature, c’est l’obscurité divine. Il faut distinguer l’essence de l’énergie.
Saint Grégoire Palamas dit : « Quand tu lis que Dieu est incommunicable et inaccessible, entends-le de son essence ; quand tu lis au contraire qu’il se communique aux créatures, qu’il est vu face à face, entends-le de son opération » c’est-à-dire dans son énergie. L’essence est invisible mais son opération, sa grâce divinisante est participée par les anges et par les hommes tout en restant inséparable et indivisible de l’essence elle-même.
(Télécharger image)
Et ceci est pour Olivier car si nous regardons le centre de la lumière thaborique représentée par ces cercles verts de plus en plus clairs, nous nous apercevons que le centre est noir !

En Russie, en 1903, un événement très important se produit, l’année de la canonisation de St Séraphin de Sarov : c’est la publication de l'Entretien avec Motovilov qui s'est passé en 1831, un peu plus d’une année avant la mort du Saint (novembre 1833). Motovilov, qui est un disciple de Saint Séraphin, personnage tout à fait extravagant, demande : « Quel est le but de la vie chrétienne ? » Saint Séraphin répond : « L’acquisition de l’Esprit Saint » ; « Et comment le savoir ? » demande Motovilov, et Saint Séraphin prie « Seigneur, rends-le digne de voir avec les yeux de la chair la descente de l’Esprit Saint comme à tes serviteurs élus lorsque tu daignes leur apparaître dans la magnificence de sa gloire! » et il ajoute cette phrase extrêmement importante « Ce n’est pas toujours aux grands ermites que Dieu manifeste ainsi sa grâce ». Et Motovilov est complètement aveuglé, il voit une face dans un soleil, la neige devient douce et tiède, c’est un moment merveilleux.

Cette tradition hésychaste s’est donc fondée sur la connaissance du cœur et c’est cet appel de la lumière divine et cette pureté du cœur qui vont au fond générer toute la modernité russe avec ses proliférations d’une richesse incroyable que nous n’avons pas fini d’explorer et qui constituent encore des modèles pour nombre de jeunes artistes.
Connaissance du cœur que Kandinsky va définir comme le principe de la nécessité intérieure c’est-à-dire le principe de l’entrée en contact efficace avec l’âme du spectateur, ou principe de la communication d’âme à âme.

Donc une approche émotionnelle et non conceptuelle, personnelle, inséparable de la vie de l’existence de pulsations de la quotidienneté, elle est liée aux qualités morales de celui qui pense et à la charité qui y est liée, elle est liée à l’amour parce que la charité est la force unifiante de la personne avec tout ce qui existe ; et, pour le christianisme, le cœur , en tant que siège de l’amour dont parle Jésus, prend une grande importance ; c’est l’amour cette force unificatrice qui est le principe de la toute unité et qui est en même temps le critère de la vérité (je vous invite à relire le Psaume 84 « Amour et Vérité se rencontrent…"). Le monde est un tout organique et la force qui soude ces réalités différentes est l’Amour.

Je me rappelle qu’une fois en Russie, on traversait dans une sorte d’improbable autocar une ville minière complètement polluée, dramatique (c’était dans les années 80) et les gens étaient verdâtres, c’était horrible et je me demandais « Comment ces pauvres gens vivent-ils ? ». Et puis j’en ai vu deux qui se rencontraient et leur face s’illuminer, ils vivaient par l’amour.
Le monde est un tout organique, la force qui soude des réalités différentes est l’amour : l’amour de la part de Dieu, qui se manifeste dans la Sophia divine qui pénètre toute créature, cette sagesse demandée par Salomon, et l’amour dans l’homme : c’est le cœur qui permet d’entrer en relation avec tout ce qui existe.

Saint Théophane-le-reclus écrit : « Il y a une voie particulière qui conduit à l’union des hommes, c’est le cœur, un esprit qui exerce son influence sur un autre esprit en faisant intervenir le sentiment ». Voilà la nécessité intérieure, reliée même chez Kandinsky à la prière du cœur, cette prière intérieure que les Pères hésychastes récitent interminablement.
Quand les primitifs chantent Dieu dans le cosmos, quand les juifs le cherchent dans l’histoire, les chrétiens, tout simplement, le découvrent dans leur cœur qui est –selon Théophane- le trône de l’Esprit Saint, dès qu’il est pur.
La malice s’approche de l’homme du dehors tandis que la voix de l’Esprit se fait entendre du dedans car l’Esprit habite dans le cœur, il se pose en fait intérieur de la nature humaine.

Alors, qu’est-ce que la beauté du monde ? Il y a un très beau texte de Simone Weil (dans L’attente de Dieu) : « La beauté c’est le sourire de tendresse du Christ pour nous à travers la matière, l’amour de cette beauté procède de Dieu descendu dans notre âme et va vers Dieu présent dans l’univers. C’est aussi quelque chose comme un sacrement ».
Simone Weil explique que l’amour de la beauté du monde c’est l’amour de l’ordre du monde et que c’est un complément de l’amour du prochain. Il se fonde comme lui sur un renoncement. C’est désagréable d’imaginer qu’on n’est pas tout seul et c’est le renoncement de Dieu vis-à-vis de la causalité; il laisse la causalité régner sur le monde: retrait de la toute-puissance de Dieu, retrait de la toute-puissance divine vis-à-vis de l’homme en lui conférant le libre arbitre. Mais pour que l’homme, qui n’a pas le même pouvoir que Dieu, puisse vivre ce renoncement, Dieu lui a conféré une image imaginante de ce pouvoir et de la sorte il a l’impression de se trouver au centre du monde.
Ainsi, nous sommes appelés à une kénose, un renoncement équivalent à celui de Dieu. Accepter le règne de la nécessité mécanique de la matière, accepter le libre choix au centre de chaque âme, ce qui est possible grâce à l’amour du prochain, possible grâce à l’amour de l’ordre du monde ou, ce qui est la même chose, dit Simone Weil « L’amour de la beauté du monde qui nous fait consentir, à l’instar du divin, à l’existence autonome des choses ».

Saint-François-d’Assise et les ermites de la tradition orientale ont ressenti cette beauté et la valeur de cet ordre. Jésus lui-même en parle deux fois lorsqu’il parle des oiseaux du ciel et des lys des champs que nous devons admirer pour leur indifférence envers l’avenir et leur docilité aux événements; et il nous demande de contempler et d’imiter la distribution indiscriminée de la pluie et de la lumière du soleil.
Soloviev nous explique que la beauté c’est de voir l’un dans le tout et le tout dans l’un ; et sa démonstration est assez claire: « Une réalité isolée est laide mais elle commence à devenir belle quand elle commence à faire transparaître une réalité supérieure, c’est la beauté de la transfiguration ».

J’ai laissé intentionnellement l’image de la transfiguration, on ne la regarde jamais assez ; tout iconographe doit commencer son travail par la prière et la transfiguration.
Prenons l’exemple du diamant : la composition chimique du diamant est identique à celle du charbon mais le charbon absorbe et occulte la lumière tandis que le diamant la fait resplendir. Alors la définition de la beauté va être ainsi une transformation de la matière par l’incarnation en elle d’un autre principe supérieur, supra matériel. Elle est donc l’expression d’autre chose qu’elle-même; ainsi le Christ incarné est la beauté suprême puisqu’il est le rayonnement du Père : « Qui m’a vu a vu le Père » (Jean, 14-9).
Autrement dit, mon cher Olivier, c’est trop tard : la beauté a déjà sauvé le monde, et la beauté de la Théotokos, de la mère de Dieu est le fait qu’elle soit la plus semblable au Christ.
Dans l’iconographie, on a cette diaphanéité des icônes, pas seulement leur transparence. L’esprit s’élève du type, c’est-à-dire de l’image matérielle, au prototype, c’est-à-dire le saint représenté, et du prototype à l’archétype, c’est-à-dire le Père: voilà l’icône. La beauté de la nature visible, son caractère sacré est tel que Soloviev écrit : « Tout ce qui m’entourait me paressait admirable, les arbres, l’herbe, les oiseaux, la terre, la lumière, l’air, tout semblait affirmer son existence pour l’homme, tout témoignait de l’amour de Dieu pour l’homme, tout priait et chantait la gloire de Dieu. La beauté porte la lumière ».
Mais voilà, il y a une beauté blessée, ce qu’on peut appeler l’esthétisme, la recherche de la beauté qui fait abstraction de la morale et de la vérité.

Dostoïevski dit « La beauté est le mystère où le diable lutte avec Dieu, le champ de bataille est dans le cœur de l’humain ».
Les fruits du paradis étaient séduisants à voir, il y a une beauté de séduction, une beauté qui ne renvoie pas à la vérité, une beauté qui renvoie à l’ipséité, au refus de la relation à l’autre, l’obscurité comme invisibilité de l’un par l’autre, voilà l’esthétisme.
Quant à la philocalie, c’est l’amour de la beauté, de la beauté d’une personnalité qui porte la lumière et reste inaccessible à l’inertie charnelle; beauté, bonté, vérité sont une seule vie spirituelle mais examinée de différents points de vue.
" Alors, dit le Père Pavel Florenski, tant qu’elle sort de moi, tant qu’elle a son foyer en moi, la vie spirituelle est la vérité; perçue en tant qu’action immédiate de l’autre, elle est le bien; contemplée objectivement par un tiers en tant qu’elle irradie à l’extérieur, elle est la beauté ».
(Télécharger image) Je vous montre le portrait, par Mesterov, de Pavel Florenski qui était un véritable génie, à gauche avec sa soutane blanche qu’il n’a jamais enlevée, même quand il allait faire des conférences devant le Soviet Suprême, il disait « Je n’ai pas d’autres vêtements», il était tellement génial qu’on l’acceptait tel qu’il était. Après on l’a tué.

Alors il y a une triade métaphysique : beauté, bonté, vérité dont le fondement est la triade céleste ([Télécharger image).
« La vérité est la contemplation de soi par un autre dans un troisième, le Père, le Fils, l’Esprit.  La vérité est l’acte infini des trois dans l’unité » (Florenski)
Dans les sentiments esthétiques, le cœur retourne à sa propre grâce, il se pousse vers son propre but qui est l’union à Dieu et la connaissance spirituelle du monde; la beauté qui est transparence, diaphanéité, arrivera à sa perfection lorsque nous verrons Dieu en tout. Et l’icône présente les choses produites par la lumière divine. L’art a une mission théurgique, il est à sa manière parole de Dieu, il est logos, la beauté sauvera le monde. (Idiot, 3-5)

Voici deux textes, un de Berdjaev (dans De la destruction de l’homme) « Transfigurer et régénérer réellement la nature humaine c’est atteindre la beauté qui est aussi la bonté ontologique; en effet quand le bien s’accomplit réellement sans se borner à être un légalisme symbolique, il s’identifie au beau; la fin suprême est la beauté de la créature et non le bien qui conserve malgré tout l’empreinte de la loi; la beauté sauvera le monde car la transfiguration du cosmos, le paradis, le royaume de Dieu représentent son obtention ».

Le Père Boulgakov (Télécharger image)(à droite dans le tableau) écrit quant à lui : « Une caractéristique particulière de ce monde dualiste est l’antagonisme entre le labeur économique et le travail artistique; l’art considère l’économie de haut en bas, la méprisant pour son utilitarisme calculateur et son manque d’inspiration; et l’économie adopte une attitude condescendante à l’égard de l’art à cause de son impuissance rêveuse et de son caractère inéluctable de parasite du point de vue des nécessités économiques; l’unité idéale de ces deux activités est atteinte au moyen de l’art de la vie qui transforme le monde et crée la vie dans la beauté; alors la beauté sauvera le monde ».
Cette formule on la retrouve chez le constructiviste Alexandre Rodchenko, on la retrouve même implicitement chez le dadaïste Marcel Duchamp dont on peut dire que sa meilleure œuvre d’art c’est sa vie.

Il faut que je vous dise quand même un mot du Père Florenskij. C’est un mathématicien et un physicien de génie, il est devenu philosophe, il s’est converti, c’est lui qui a sauvé la Trinité Saint Serge et donc l'icône de Roublev. Il a initié les études sur les icônes mais en même temps il continuait ses recherches mathématiques et scientifiques et il avait une fulgurance philosophique et technique telle qu’on l’a laissé vivre bine qu'il porta cette soutane blanche, jusqu’en 1937, et je crois que c’est à moitié par erreur qu’il a été fusillé dans les îles Solovki par un imbécile qui a en outre saccagé sa bibliothèque, ce qui est un drame irréparable.
Florenskij explique que la trinité est la caractéristique la plus générale de l’être; le nombre trine des hypostases divines ne peut se déduire, c’est un fait infini. C’est-à-dire qu’il n’est pas une conséquence de notre conception de Dieu mais un contenu de l’expérience même de la divinité dans sa réalité supérieure à la raison; il est donné comme un élément, un aspect du fait infini; sa donnée n’est pas une donnée quelconque aveugle et sourde, elle comporte une rationalité profonde, elle est la donnée d’un horizon spirituel sans limites, la rationalité de l’infini tient à ce que tout y est intelligent et que tout y est infini.
Il propose trois étapes pour voir la Trinité dans le monde : (Télécharger image)
La première étape est d’y voir la lumière incréée « Les cœurs purs verront Dieu. ».
La deuxième, c’est d’y voir l’unité multiple et le multiple un.
La troisième, c’est d’y percevoir le multiple en tant que Trinité, non pas deux, non pas quatre, mais trois. C’est la contemplation du fait infini et non une déduction logique car le nombre trois, qui caractérise l’absolu de Dieu, est propre aux êtres « comme une catégorie fondamentale de la vie et de la pensée ».
Et il offre toute une démonstration :
L’espace qui nous est donné, pas celui qui est pensé, conceptualisé, mais celui dans lequel je me meut, dans lequel je dois faire attention de passer à droite, etc. ; cet espace a trois dimensions, j’ai affaire à trois dimensions :
• dans le temps, le passé, le présent, l’avenir ;
• dans la langue, il y a trois personnes grammaticales ;
• dans la famille, il y a père, mère, enfant ; cette triade est répétée à chaque enfant.

Et ça continue avec le psychisme, principe d’organisation, de systématisation etc. la triade divine est au centre de presque toutes les religions, triple répétition des rites, des invocations.

Il est impossible d’expliquer le trois à partir de considérations culturelles ou historiques. Alors il semble bien qu’il y ait une sorte de paradigme spirituel qui est en même temps le paradigme artistique. On va essayer de voir à travers quelques images comment ça fonctionne : gratuité, basculement qualitatif (c’est tout le dadaïsme), règne de l’amour fécond, de l’amour trinitaire, règne de la grâce éclairante, écoute de la nature, écoute de l’autre, écoute de l’esprit, renoncement aux trois illusions de force, de quantité et de centralité, choix de l'expérience contre la volonté de comprendre, c’est-à-dire choix de la rencontre contre la possession, unité globale contre analyse, essence transcendante et énergie immanente.

Je voudrais montrer quelques exemples trinitaires et surtout quelques exemples de beauté.
La Trinité dans l’art. (Télécharger image) La Sainte Trinité peut se lire dans cette représentation de la philoxénie d’Abraham d’Andrei Roublev, non pas dans son apparence mais dans sa réalité profonde, qui est la kénose divine et l’appel de l’homme à la vie trinitaire : avec l’Esprit, par le Christ vers le Père.
On peut montrer que graphiquement l’icône est construite pour se fonder autour du mystère de l’incarnation qui assied sa construction géométrique, alors que sa composition s’organise autour du mystère du salut des hommes dans l’offrande eucharistique où elle trouve sa dynamique.
Alors vous vous dites « Ca y est, il est parti dans la métaphore ! » Et bien non, je vais vous le montrer.
Nous avons trois personnes, le Père ici qui est reconnaissable puisque ses vêtements sont transparents et puisque derrière il y a des maisons donc « Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père », le Fils qui est absolument incontestable à cause de l’étole et de l’arbre qui est derrière lui (et les autres interprétations ne sont pas très pertinentes) et l’Esprit qui est reconnaissable à cause du désert qui est au-dessus de lui et de la couleur verte.

Voici la construction de cette icône (Télécharger image) qui comprend un cercle, un carré, un triangle et un octogone et vous remarquerez que le centre absolu de l’icône ne se trouve pas sur la coupe ou sur la main du Christ mais à un endroit très particulier qui est celui du nombril du sauveur ; il est en effet le seul à avoir un nombril ; c’est amusant, quand on fait la composition on se rend compte de ça.

Nous apercevons aussi quelques petits détails très intéressants : l’aile du Père recouvre l’aile du fils mais l’aile du fils jouxte celles de l’esprit ; la main du Père donne l’ordre, la main du Christ consacre, la main du Saint Esprit désigne la terre qui va être transformée par le sacrifice du sauveur.
Si nous regardons la transfiguration (Télécharger image) vue tout à l'heure, nous nous apercevons que sa géométrie nous présente un triangle, un cercle et un carré mais plus du tout comme dans l’icône de la philoxénie d’Abraham : (Télécharger image) le cercle est séparé, c’est-à-dire qu’ici tout n’est pas replié, il y a une sorte d’extension qui signifie que nous sommes dans le processus du salut. Voilà une géométrie très intéressante parce qu’elle est parfaitement rigoureuse et on peut agrandir l’icône comme on veut.

Même chose si nous regardons la descente aux limbes (Télécharger image) où vous avez de la même manière le cercle de la lumière divine qui sort de la réalité terrestre ; c’est une icône très intéressante parce que vous voyez que dans la bulle qui entoure le Christ il y a des anges qui représentent chacun une vertu (Télécharger image) et chaque vertu tient une lance et pourfend un défaut, chaque défaut est pourfendu par la vertu opposée.
Il y a la même chose dans l’icône de l’Ascension de Saint Andrei Roublev (Télécharger image), au moment où le Christ va préparer notre place au ciel et a emmené notre humanité au ciel ; il y a le même type de construction, c’est-à-dire que le carré et le triangle sont séparés du cercle.

On revient à l’icône de la philoxénie et à sa construction géométrique (Télécharger image) pour constater tout simplement que lorsque que Kandinsky veut dire que le point de départ de toute construction picturale est un point au centre d’un carré, il définit l’icône de Roublev, mais si on va plus loin on constate que chez Malevitch c’est exactement la même préoccupation.
Vous voyez ici un carré noir (Télécharger image) mais qui s’appelle en réalité le Quadrangle, mais on ne comprend pas très bien ce que c’est ; regardez bien la bordure et vous imaginez le carré noir comme une fenêtre qui ouvre sur une réalité complètement saturée, toute noire ; c’est la fin de la représentation.
Maintenant retournez sur la bordure blanche et regardez-la non plus comme la bordure d’une fenêtre mais comme un socle et vous allez voir surgir le carré noir comme le premier élément de l’instrumentation nouvelle de la réalité. On est passé de la contemplation à l’action.

Je reviens à l’icône de Roublev ; nous avons vu sa construction très rigoureuse, le carré le triangle et le cercle sont regroupés et maintenant nous allons voir sa composition (Télécharger image) Abraham offre à Dieu son fils, le fils de la promesse et Dieu quant à lui va offrir son fils sur la croix. (Télécharger image) Vous voyez que la petite coupe indique une grande coupe ; ce qu’Abraham offre, Dieu va l’offrir de manière surabondante.

Venons-en à un autre point, la question de la lumière thaborique, qui fascine les Russes.(Télécharger image)
Goethe propose un certain cercle des couleurs (Télécharger image) qui est axé sur la rencontre entre le rouge et le vert. Kandinsky, à partir de la nécessité intérieure, va proposer ce cercle des couleurs (dans Du Spirituel dans l’art - Télécharger image )
Ce cercle de couleur est fondé sur l’idée qu’il y a une clarté et une obscurité, une chaleur et une froideur et que c’est ce qui définit les couleurs. Deux contrastes, non pas le contraste rouge/vert de Goethe mais les contrastes jaune/bleu et blanc/noir. Kandinsky réfléchit sur ce qui relie ces couleurs, le bleu et le jaune réunis donnent du vert, ce qui donne une première triade, le bleu a une tendance à s’enfoncer et le jaune a tendance à sortir ; le vert va être une couleur paisible, calme, plate, réceptive, la couleur de l'accueil .
Par opposition, le rouge va se définir comme couleur de la vie avec laquelle le vert est en contraste naturel. Ce rouge de la vie à la possibilité de se tourner vers le terrestre ou de se tourner vers le céleste. S’il se tourne vers le terrestre il va devenir de l’orange, s’il se tourne vers le céleste il va devenir le violet. Alors voilà comment on peut interpréter le tableau des couleurs de Kandinsky qui est une sorte de nouveau soleil. (Télécharger image).

Skovoroda, philosophe ukrainien, dit que le Christ est le nouveau soleil. C’est un philosophe très intéressant parce qu’il n’a jamais rien publié ; c’était un philosophe pèlerin qui se promenait à travers la Russie, il allait chez les gens qui l’accueillaient et il avait une très bonne éducation : on lui raccommodait ses vêtements et il laissait ses manuscrits. On n’a pas encore tout retrouvé mais on a pu en publier certains, c’est absolument génial. Il a cette intuition du Christ renouvelant le soleil et il l’exprime d’une manière admirable.

Après Kandinsky, Florenski va avoir un coup de génie, il va expliquer que les couleurs sont une image métaphysique : « Si Dieu est lumière, les différentes couleurs sont les différentes manières dont la lumière est accueillie par la matière » et il propose d’aller au couchant du soleil et d’observer toutes ces couleurs et donc de voir les différentes manières dont la lumière blanche est accueillie par la matière ou par l'âme humaine.
Kandinsky nous propose quant à lui une image assez extraordinaire (Télécharger image) qu’il appelle Quelques cercles (1926) (il a toujours des titres un peu naïfs, faussement naïfs d’ailleurs) et nous voyons l’origine dont sont en train de sortir toutes les couleurs qui apparaissent et cette méditation va être poursuivie dans quelques tableaux.
Ce tableau (Télécharger image) s’appelle En s'élevant ; en le regardant bien, je me suis aperçu qu’il y avait le soleil et la lune, donc c’est une icône.
J’ai compté les cercles de couleur, il y en avait sept et ça commençait à m’intéresser beaucoup; j’ai regardé un autre tableau qui s’intitule Sur pointes (Télécharger image) et je retrouve mes sept cercles et sept pointes,et je me dis « Là, il y a quelque chose ».
Kandinsky n’est pas du tout ésotériste, et je retrouve dans ses archives, pour ses démonstrations des cours du Bauhaus, cette icône des sept conciles œcuméniques et du festin d’Isaïe (Télécharger image). Extrait du proverbe 9 : « La sagesse a bâti sa maison, elle a taillé ses sept colonnes, elle a abattu ses bêtes, préparé son vin, elle a aussi dressé sa table ». Et dans Isaïe 25 : « La sagesse prépare un festin pour tous les peuples ». Il y a, en haut, les sept conciles œcuméniques et, en bas, la mère de Dieu trônant avec son Sauveur enfant.

La théorie des formes de Kandinsky.
Les trois formes de base sont par triades et on arrive à cette équation de la nécessité intérieure (Télécharger image) dont je vous montre le manuscrit (Télécharger image).
Kandinsky a poursuivi ses recherches très loin, et ça marche. Il était même allé jusqu’au Baroque c’est-à-dire que dans ses cours du Bauhaus il propose un diagramme général (Télécharger image ) toujours par triades.
Je voudrais qu’on regarde comment la beauté est transparence dans l’œuvre de Kandinsky. C’est le thème du Jugement dernier.
La première approche du Jugement dernier, c’est un fixé sous-verre, une peinture qui se fait beaucoup en Europe centrale, et qui est destiné à préserver la peinture de la fumée du foyer. Kandinsky a fait un déluge un peu anecdotique (Télécharger image): il y a l’arche de Noé, le serpent dragon, une personne de sexe féminin qui se noie, un lion, des orages, des éclairs et, là, un poisson qui ne s’en fait pas trop parce qu’il n’est pas concerné.
Mais Kandinsky n’est pas content, il dit que c’est grotesque, anecdotique, que ça n’est pas intéressant. Alors il dit qu’il faut voir l’intériorité du déluge ; ça va être trois cercles (Télécharger image), le déluge c’est une noyade, c’est de la menace, il y a donc deux cercles tourmentés et un cercle au centre plus apaisé. Ça va nous donner l’Impression déluge (Télécharger image), un beau tableau avec une certaine profondeur que vous voyez si vous fermez un œil.
Mais Kandinsky n’est pas encore content, il se dit « Je suis allé trop à l’intérieur, il faut trouver un moyen pour qu’il y ait l’intérieur et l’extérieur, la composition, c’est-à-dire qu’à travers la réalité de l’orage, de la tempête, etc., on puisse voir la protection divine exercée sur le juste Noé ».
Voilà la beauté, cette transparence du sens à travers l’œuvre.
Alors il définit ce mouvement que vous voyez en rouge (Télécharger image) en contournant en bleu les deux cercles qui sont agités; ça va donner la Composition 6 (Télécharger image).
Nous parlions du temps. Après avoir écrit et publié son commentaire, j’ai vu la Composition 6 parce que j’étais invité à une conférence à Saint-Pétersbourg, je ne l’avais pas vue avant et je n’en menais pas large; je suis resté deux heures devant ce tableau absolument fantastique. Kandinsky voulait qu’on puisse entrer dans le tableau et si vous regardez bien la composition (le tableau se trouve au Musée de l’Ermitage, dans une grande salle presque déserte, traversée par des Japonais apeurés, on peut rester aussi longtemps qu’on veut), vous aurez l’impression que vous allez être happé dans cette tourmente.

Avant dernier exemple, la Toussaint, deuxième approche du Jugement dernier.
Kandinsky a une vision, en plein délire, c’est l’arrivée des marchands (1906, Télécharger image), les peuplades confondues; progressivement les personnages vont se définir, ça va être la vie bariolée où on rencontre (Télécharger image) non plus un vaisseau mais l’église, un vieillard, une mère avec un enfant, deux jeunes gens, un vieux moine, un enfant rieur, et ça va donner un tableau assez intéressant (la Toussaint 1-Télécharger image) très joli, un peu naïf, mais pas tellement si on considère vraiment la construction du tableau (Télécharger image): ce tableau représente Saint Boris et Sainte Glèbe, Saint Georges, Saint Vladimir, l’arche de Noé, un moine, une fleur pour le Paradis, la Croix du Christ, etc., mais si nous analysons la composition même du tableau nous nous apercevons que les éléments essentiels qui restent (Télécharger image), c’est la croix du Christ qui est le mât du vaisseau de l’église, formé par ce saint à la position curieuse, et Saint Boris qui désigne l’arche de Noé. Le vaisseau de l’église accomplit l’alliance avec Noé qui était une alliance avec tous les hommes.
Cela nous donne une transparence de la vérité à travers l’œuvre, parce que la méditation va devenir plus qu’une méditation, elle va devenir une prière ; d’ailleurs, Kandinsky le dit, il veut faire un art au service du divin et la composition résonne comme une prière.
Ça, c’est un fixé sous-verre (dans le fixé sous verre on peint d’abord les détails et ensuite les taches de couleur) ; il a utilisé le même procédé dans l’huile sur toile mais on a le passage à l’abstraction (Télécharger image), voilà ce que signifie l’abstraction, c’est simplement une fusion de l’objet dans la couleur mais l’objet est là et toute la présence du sens est maintenue.
Il en donne aussi une autre version intéressante, la Toussaint 2 (Télécharger image) dont la composition est assez simple (Télécharger image).

Et voilà l’œuvre majeure de Kandinsky : Le coucher du soleil sur Moscou. C’est le passage de la ville (Télécharger image), cette impression du coucher de soleil sur Moscou, à l’image de la grande résurrection (Télécharger image). Il commence par ruminer le coucher du soleil, c’est-à-dire l’observer, (ruminer c’est un terme des moines : on rumine la parole) lui va ruminer les formes ; pour les orthodoxes, la transmission se fait aussi bien par la prédication que par l’image.
Il existe une version assez intéressante de ce tableau (Télécharger image) qu’il a peinte pour son neveu Lula qui était le fils de son demi-frère Kozevnikov et qui est devenu le grand philosophe Alexandre Kojève.
Voilà l’image (Télécharger image) de la cité qui s’écroule, les barques, les cavaliers et l’image de la grande résurrection (Télécharger image ;Télécharger image): l’ange à la trompette qui est ce jeune homme, l’aigle qui crie malheur, le serpent dragon, la fleur pour le Paradis, les baptisés, le Jourdain, Saint Jean-Baptiste, Saint Jean le théologien, la cité qui s’écroule, le cavalier qui dénoue les fils du temps, le soleil qui disparaît et qui laisse place à une évidence trinitaire, (Télécharger image) bref notre image est celle du Jugement dernier, mais un jugement qui n’est pas punitif car on voit que la dynamique de la résurrection est là tandis que Saint-Jean, dont le corps est ici, appartient à la nature humaine et dont l’esprit va droit vers la révélation de ce remplacement du soleil par la présence trinitaire.(Télécharger image)
J’ai fait faire par les étudiants que j’ai formés une icône qui représente ce qu’aurait peint Kandinsky s’il avait peint une icône (Télécharger image). Ce qui nous permet de bien comprendre la résurrection : le dragon, les baptisés, Saint Jean-Baptiste, Saint Jean le théologien, l’écroulement, l’aigle, la Mère de Dieu.
Ça, c’est le voile de la Mère de Dieu (Télécharger image) qui est en même temps la montagne de Sion. C’est la protection de la Mère de Dieu. Je la montre parce que c’est un exemple de la perspective inverse, c’est-à-dire une perspective qui nous met à la fois à l’extérieur et à l’intérieur (Télécharger image) donc la transgression des limites de l’espace à travers l’image.
Voici un exemple de cette transgression : un jour je travaillais à la bibliothèque Saltykov-Chtchedrine à Saint-Petersbourg, ex Leningrad, et je tombe sur ce dessin assez banal qui est une tour de Babel (Télécharger image) et vous voyez sans être fort en dessin que la perspective est loupée ; c’est ce qu’on appelle la perspective inverse. À la page suivante, j’ai vu qu’on avait découpé un cercle qui avait été recollé avec du scotch, autrement dit il y avait un opercule comme dans certains livres, un petit opercule qui se soulève pour qu’on voie à l’intérieur.
J’ai reconstitué le spectacle : les habitants de la tour (Télécharger image) cherchent à décrocher le ciel ; on se concentre sur le haut de l’image et on regarde ce que ça donne vu à travers l’opercule (Télécharger image); « Ils se croyaient en train de décrocher le ciel et ils sont enfermés dans leur prison ». Vous voyez, ici, on se trouve à l’intérieur et non plus à l’extérieur de la tour, voilà le basculement du regard dans l’espace.
Un autre exemple intéressant, c’est le basculement du regard dans le temps ; c’est le modèle de toute re–présentation, l’iconostase (Télécharger image) parce qu’elle va nous faire jouer entre différents temps. Vous savez comment marche l’iconostase (Télécharger image) : vous avez là le registre des patriarches avec Abraham, là le registre des prophètes avec la Mère de Dieu du Signe, les icônes de la vie du Christ , l’éternelle liturgie, et, en bas, les quatre évangélistes, l’annonciation et les saints Dons.
Si on regarde bien on s’aperçoit qu’il y a trois temporalités entrecroisées : le temps phylogénétique de l’histoire de l’humanité, le temps ontogénétique de l’individu et l’éternelle liturgie ; votre regard est appelé à revivre à la fois trois temporalités entrecroisées qu’on va retrouver dans la tradition chinoise où on ne définit pas Dieu de manière positive mais de manière négative par un mot qui est WO, qu’on a longtemps traduit par « vide » mais qui est à traduire par « non à voir ». L’être est définit par la négation de ce qu’il n’est pas. De ce non à voir, l’origine des choses, va jaillir un principe dynamique qui est le principe interne constant. Et les Chinois vont le représenter dans la nature, dans le paysage montagneux et ici dans une représentation de la cascade de Wang Wei (Télécharger image) où le sujet du tableau est la seule chose qui n’est pas représentée; ce qui intéresse, c’est cette confrontation entre le jaillissement de la cascade et l’immobilité de la pierre qui sont deux rythmes différents, deux rythmes entrecroisés, puisque les pierres sont les traces de l’action du principe dynamique originel.
De la même manière, voici Le mont Hua, de Wan Lü (Télécharger image): là, il n'y a plus deux éléments, il y a la pierre la brume et l’eau et l’apparition de la végétation qu’on va retrouver dans ce tableau de Mi Fu (Télécharger image), montagnes et pins au printemps et, ici, le début du printemps dans la montagne de Guo Xi.(Télécharger image)
L’esprit est appelé à se projeter dans une méditation à habiter la montagne comme un petit monde, un endroit où il y a des itinéraires spirituels à accomplir.
La dernière image est la méditation du moine Sen Gaï qui a passé toute sa vie à réfléchir sur la sagesse des choses et qu’il a exprimé dans ce tableau (Télécharger image): l’origine des choses est compassion, miséricorde ; ça se lit de droite à gauche, il y a un cercle, un triangle médiateur et un carré signifiant la réalité des choses, et le triangle est engagé dans le cercle et caresse simplement le carré.
Voilà la méditation des chinois qui nous ramène à notre brave Kandinsky et je voulais contempler la beauté absolue, (Télécharger image) la Théotòcos, la Vierge Marie, dans son regard de tendresse et l’attention inquiète de son fils.